Pourquoi la mafia juive américaine a disparu ? Comparaison avec la mafia sicilienne

 » Les Juifs ont précédé les Italiens en tout : ils les avaient précédé dans l’immigration, dans leur devenir de criminels organisés, et dans leur sortie même de ce crime organisé « 

 » La Mafia juive n’a jamais fait l’objet d’aucune transmission de pouvoir comme ce fut le cas dans le milieu italien. « 

 

Dans son livre « Yiddish Connection », Rich Cohen explique le lien fort qui unissait les mafieux juifs et italiens.
Il parle aussi des différences fondamentales entre les deux clans.
Pour les Juifs nés dans des milieux défavorisés, le gangstérisme était une porte d’entrée dans la haute société. Pas une fin en soi, seulement un moyen.
Si les Italiens venaient aussi de quartiers populaires, rejoindre la Mafia était une manière non pas d’intégrer le système mais de s’épanouir en marge de celui-ci. Dans un monde parallèle. 

Gangsters juifs, gangsters italiens
Gangsters nomades ou gangsters de quartiers ?

 

Extrait du chapitre  » Au coin des rues «  : Yiddish Connection de Rich Cohen

Pour l’essentiel, la clientèle de l’Hôtel Arkansas était composé d’Italiens et de Juifs. Parmi les habitués, on trouvait Louis Lepke, Lucky Luciano, Meyer Lansky, Joe Adonis, Franck Costello. Ces hommes avaient forgé un lien qui dépassait la religion. Juifs ou Italiens, d’ailleurs, ils se ressemblaient, yeux noirs et cheveux noirs, ils provenaient des mêmes ghettos, paraissaient vouloir les mêmes choses.  » Vous savez comment repérer un quartier juif ? m’a demandé Ralph Salerno. Cherchez les restaurants italiens. « 

Dans l’établissement balnéaire de Madden, à la lumière tremblante de la piscine, ils ne formaient qu’un seul peuple.  » Le mafioso italien éprouvait un immense respect pour les Juifs, me fit observer John Cusak. Ils ne leur marchaient pas sur les pieds. Luciano était le premier à dire : Faire la guerre à ces types ? Qu’est ce que c’est que cette histoire ? Au contraire, collez-vous avec eux. Travaillez avec.  »  » Mais c’était là un monde en voie de disparition rapide. Au sein de la pègre, ce fut l’âge d’or de l’alliance judéo-italienne. Ces gens, que la pauvreté avait réunis, la prospérité allait bientôt les séparer. À l’époque, les gangsters juifs et italiens se ressemblaient comme eux espèces de semences peuvent se ressembler. Mais à mesure qu’ils  se sont renforcés avec l’argent, avec le pouvoir, des différences allaient émerger. Leurs désirs, leurs ambitions, leurs craintes, leurs rêves d’enfants n’étaient pas identiques. Avec le temps, ce sont les enfants que ces différences allaient éloigner des gangsters juifs du crime, jusqu’à ce que la présence juive au sein du milieu ne subsiste plus qu’à l’état de vague souvenir, qui éveillerait chez ces enfants, justement, autant d’incrédulité que lorsque nous cherchons à nous imaginer nos parents dans leur jeunesse.  » Les Juifs ont précédé les Italiens en tout : ils les avaient précédé dans l’immigration, dans leur devenir de criminels organisés, et dans leur sortie même de ce crime organisé « , m’a appris Cusak.

Quand un gangster italien faisait recette dans une affaire criminelle, en général, il s’arrangeait pour que son argent reste dans son quartier. Il pouvait se choisir un plus bel appartement, déménager quelques étages plus haut, s’acheter une nouvelle voiture, une nouvelle fille. Vous pouviez le voir tracer dans les rues, vêtu d’un costume coupé classe, des ailes aux souliers. Mais les Italiens, tout au moins ceux qui se situaient au-dessous des échelons supérieurs, quittaient rarement le coin de rue où ils avaient grandi. À quoi bon la folie des grandeurs, si on ne peut pas se montrer dans la rue ? Qui a envie de se donner un air classe, si c’est pour en faire étalage uniquement devant des inconnus ? Dans les quartiers italiens comme Ocean Hill, s’il existait une hiérarchie criminelle, elle était là pour être bien en vue de tout le monde, mise à nu comme le mouvement des constellations. Il y avait là des hommes, postés dans les rues, à l’entrée des maisons, dans les salles des clubs, et dans les appartements situés au-dessus de ces mêmes salles. En tout cela composait la meilleure affiche de recrutement du monde. Tiens, là, c’est ton père, l’oeil chassieux, surmené, claqué. Et là, quelques portes plus loin, voilà un affranchi, peinard, bien reposé, qui n’a rien d’autre à faire que de traîner.  » Vous savez ce que les parents disaient à leurs enfants, le premier jour d’école ? me demanda Salerno. Ils leur disaient :  » Parfois ça t’arrivera de te faire prendre dans une bagarre dans la cour de l’école. Pas grave. On peut comprendre. Mais il y en a un avec qui tu ne te battras jamais. On sait qui sont ses parents. Si tu lui fait mal, tu finiras dans le Gowanus Canal, avec une cotte de mailles en fil d’acier. Et si tu vois ce monsieur sur le trottoir, tu t’effaces, tu le salues à bras ouverts, et tu lui dit : Bonjour, Don Chich. » « 

Quand les gangsters juifs avaient amassé leur galette, dans le racket ou le cambriolage, leur première préoccupation, c’était de sortir de là. Ils déménageaient de Brooklyn ou du Queens vers le bas de Manhattan, l’Upper West Side, Central Park West, West End Avenue ou dans les banlieues résidentielles, Wetchester, New Jersey, Long Island, et puis ensuite vers Miami, Las Vegas ou Los Angeles. Qui sait ? Peut-être que les Juifs se sentent plus à l’aise sur la route, tout simplement. Ces années d’exil les ont peut-être rendus à tout jamais remuants. En fait apatride signifie peut-être sans foyer. Et quelques chose de profondément ancré en eux leur souffle peut-être :  » Va-t’en avant que le toit ne s’écroule.  » Pour un Juif qui a réussi, une bonne partie de l’existence se passe à rendre des visites dans son ancien quartier, à marcher dans ces rues aux larges terre-pleins avec une sensation de victoire. Les Juifs collectionnent les villes natales.  » Les Italiens aimaient bien la forme de renommée inhérente à cette vie-là, m’a fait remarquer John Cusak. Les gangsters juifs quand ils avaient réussi, quittaient le quartier. Ils n’avaient pas ce sens de la bravade des Italiens, qui voulait qu’en marchant dans la rue tout le monde les reconnaisse, qui cherchaient à se faire aimer, adorer. Les Italiens voulaient être là, dans le quartier, ils voulaient que les gens sachent qui ils étaient et tout ça. Les Juifs, eux, étaient différents. Ils se mariaient, déménageaient dans les beaux quartiers, s’installaient en bordure de Central Park, s’habillaient modestement, et veillaient à ce que tout le monde le prenne bien pour des hommes d’affaires. « 

Pour les gangsters juifs, le crime n’était pas une porte de sortie hors du système. C’était une voie pour y accéder. Peu de Juifs étaient persona grata dans les cabinets d’affaires chic et blancs de Wall Street et Madison Avenue. Leur progéniture n’était pas acceptée dans les grandes universités du Nord-Est. Au sein d’une société si volontiers et si souvent fermée, est-il étonnant que les armes à feu aient pu paraître comme la meilleur clef d’entrée, un raccourci vers le rêve américain , Mais ils n’en tiraient aucune gloire. D’ailleurs, peu de gangsters juifs aimaient vraiment cela. Ils ne s’habillaient pas en costumes rutilants pour faire étalage de leur richesse : ils les portaient parce que c’était plus fort qu’eux. Un gangster en costume fuchsia est un gangster qui a envie qu’on l’aime.

Pour ces hommes, le plus grand des rêves, le rêve qu’ils réservaient à leurs enfants, consistait à devenir un Américain qui réussit, un Américain respectueux des lois. Les Juifs souhaitaient un avenir semblable à celui que mon père et ses amis vivent aujourd’hui : l’été à la montagne, l’hiver au soleil, des affaires que l’on conclut au sauna, des politiciens que l’on reçoit à la maison, et rien dans tout ça qui mérite la prison. Le pouvoir légitime. Des médecins. Des avocats. Les gangsters savaient qu’ils ne pouvaient obtenir cela pour eux-mêmes. Ils étaient trop bruts, trop verts, pas si éloignés que cela de l’Europe du Shtetl, des pogroms. Ils étaient comme la génération que Moïse conduisit hors d’Égypte, une génération perdue dans le désert, une génération esclave qui doit s’éteindre avant que les Juifs puissent coloniser la terre promise. Aussi, à la place, ils se mirent en position de transformer le rêve en réalité, pour leurs enfants.
 » La Mafia juive n’a jamais fait l’objet d’aucune transmission du pouvoir comme ce fut le cas dans le milieu italien, précise Cusak. Les Juifs ne recrutent pas. Les vieux de la vieille agissaient comme ils estimaient devoir faire. Mais ils refusaient que la jeune génération y soit mêlée. « 

La plupart des gangsters juifs se disaient importateurs, intermédiaires, organisateurs. Il était même rare qu’ils expliquent à leurs enfants la nature de leur activité ? Je n’ai trouvé qu’une poignée de Juifs pour admettre avoir eu un lien de parenté avec des gangsters. Et même ceux-là ne découvrirent que des années plus tard, longtemps après que le grand-père ou l’arrière-grand-père en question eut sombré dans la sénilité ou dans la mort. C’est un secret de famille, de ces vérités qui échappent après quelques verres de vin. Et il devait y en avoir d’autres, des milliers de ces Juifs qui ne connaîtront jamais aucun de ces secrets, antérieurs de quelques générations à peine. Pour eux, leur ancêtre n’était qu’un visage ancien, empreint de gentillesse, collé dans un album de photos. Pour d’autres, ce visage était celui de Knadles, de Bugsy ou de Kid Twist. Quand Abe Reles mourut, sa femme se remaria, changea de nom, et changea celui de ses enfants. Et ils allèrent se perdre dans cette foule de murmures, l’Amérique juive.

Les gangsters s’assurèrent que leurs enfants menaient des vies normales, l’école, les études, la faculté. Ils avaient la poigne que leurs pères n’avaient pas eue, la poigne qui leur permettait d’accepter ces écoles où l’on appliquait la règle des quotas par communautés.  » Je connaissais un gamin juif qui avait utilisé l’argent du gangster Bugsy Siegel pour entrer en faculté de médecine, m’a rapporté Salerno. Ces facultés ne voulaient pas de Juifs ou d’Italiens. On n’en avait rien à foutre de savoir si tu étais ou non un gamin brillant. Vu ? Mais le gens qui prenaient les décisions, ceux-là aussi, on pouvait les corrompre. Et qui, parmi les Italiens et les Juifs, détenait le pouvoir de corrompre ? Les gangsters. Quelqu’un du quartier approchait un gangster et lui demandait un service.  » Fais-le pour ton peuple !  » Et là-dessus le gangster envoyait un type dans une de ces écoles tellement chic, avec la mission de mettre les points sur les i :  » Votre réponse est non ? Qui faut-il que je voie pour que votre réponse soit oui ?  » « 

Les fils de gangsters allaient en faculté, en licence, et puis ensuite ils embrassaient la carrière médicale, juridique ou financière. Le deuxième fils de Lansky, Paul, était diplômé de West Point. Après dix ans dans l’armée, il alla s’installer en Californie et devint programmeur informatique. Quand il eut un fils à son tour, il le nomma Meyer Lansky II, ce qui mit le gangster hors de lui. L’idée, en l’occurence, c’était de se fondre  dans l’Amérique, pas de mettre le nom de Lansky en avant. L’autre fils de Lansky, Buddy, celui qui était handicapé, s’est souvenu de la réaction du vieux gangster.  » Papa s’est mis en pétard, raconte-t-il à Robert Lacey dans son livre, Little Man. Il pensait qu’il n’était pas juste que ce gosse vive avec ça sur le dos.  » Pour les générations ultérieures, la vie du ghetto, le crime et la violence n’étaient que des histoires, que l’on oublie pour ainsi dire avant même de les avoir entendues. Pourquoi faudrait-il s’en souvenir ? Tout au long de l’histoire du monde parallèle (dans sa version juive), rien ne peut se comparer aux dynasties italiennes, les Gotti, les Gallo. Personne ne se précipite en courant pour venger le nom de la famille. C’est la dernière chose que souhaiterait un patriarche. Même les plus violents des gangsters se considéraient comme des bons Juifs, des gens du Livre. Ils se rendaient au temple à l’occasion de toutes les grandes fêtes liturgiques, tournaient leurs pensées vers Dieu quand les choses allaient mal, faisaient circoncire leurs fils, pour ensuite les accompagner à leur bar-mitsva. Ils n’étaient pas habités en permanence par le fait d’être juif mais ils avaient conscience d’eux-mêmes en tant que Juifs, en qualité d’acteurs d’une histoire plus ample – le Temple, l’Exode. Comment s’y prenaient-ils pour faire cadrer leur existence criminelle avec la vie de la Bible ? Eh bien, comme la plupart des gens, ils introduisaient un distinguo : ceci est la vie de l’âme, et ceci est la vie du corps. L’an prochain à Jérusalem. Mais en tant que je suis dans la Diaspora, c’est ainsi que je vis…