La yiddishisation forcée du Birobidjan: la stratégie de Staline pour contrôler les Juifs

« Ainsi, la culture juive fut amputée de deux de ses composantes principales : l’hébreu, pour briser l’influence religieuse et tendre vers une « déshistorisation » du peuple juif, et le russe, composante plus récente du monde juif, et dont la destruction est un phénomène moins connu bien que tout aussi grave dans ses conséquences. »

 

Extrait de Territoires de l’exil juif : Crimée, Birobidjan, Argentine. Muhlmann David

 

Une yiddishisation forcée

 

Après la proclamation de la Région autonome juive du Birobidjan, en 1934, l’OZET fut définitivement évincée des questions sur l’immigration juive ; elle incarnait la dernière organisation des activités sociales juives, et c’était là que l’on trouvait le reliquat des membres de l’ancien mouvement ouvrier juif, qui s’étaient investis dans le projet criméen.

La mise à l’écart de l’OZET n’était pas une réorganisation technique quelconque ou une redistribution nouvelle des tâches avec le KOMZET : elle venait prolonger et accentuer la tendance fondamentale du pouvoir soviétique à prendre en charge directement les « affaires juives », contre toute forme d’autonomie organisationnelle juive. La fin de l’OZET signifiait l’évolution vers un règne sans partage du gouvernement et du Parti communiste.

Paradoxalement, alors que le pouvoir réel du judaïsme soviétique était anéanti, s’imposait de plus en plus fortement la propagande et l’idéologie juive du Birobidjan, en appui des intérêts stratégiques de l’État. Dans l’Empire soviétique, la culture nationale juive était plurilingue, et les autorités soviétiques engagèrent un combat culturel sur un double front : d’un côté, il s’agissait d’en finir avec l’hébreu, qui inscrivait trop le peuple juif dans son histoire traditionnelle et « apatride », religieuse et multimillénaire ; d’un autre côté, il fallait éviter l’usage massif de la langue russe par les masses juives, en raison de la nécessité de « fabriquer » une identité juive spécifique pour le Birobidjan. Le yiddish était la langue idéale : elle était parlée par les Juifs d’Europe de l’Est, et particulièrement sur le territoire soviétique ; sa promotion active permettrait d’en faire la langue « naturelle » des Juifs, alors même qu’elle serait aussi un produit de l’État.

D’un côté donc, le pouvoir menait une lutte sans merci pour déshébraïser l’univers culturel juif ; l’hébreu était perçu par les instances du pouvoir comme la « dernière frontière » de la judéité, sur laquelle devait être réinvestie l’autorité de l’État. Il faut rectifier ici une erreur largement répandue. La langue hébraïque écrite, loin de s’en tenir uniquement aux fonctions de « langue sacrée » et de limiter, en conséquence, son apport au domaine de la foi, de la liturgie ou de la spéculation mystique, avait largement ouvert la culture juive à la philosophie, la littérature et la poésie, en Europe de l’Est et en Russie à la fin du Moyen Âge. Quelques siècles plus tard, par les écrits des Lumières, elle avait fait pénétrer dans la société juive la pensée philosophique moderne, et notamment la problématique nationale, ainsi que le socialisme. La première proclamation socialiste juive fut écrite en hébreu en 1875, par Aaron Liberman. Quant à celui même qui est considéré comme le grand-père du socialisme juif, Morris Wintchewski, poète et fondateur de la presse socialiste juive, pionnier de la poésie prolétarienne juive, ses premières revues militantes qui datent de 1877 sont imprimées en hébreu.

D’un autre côté, l’usage du russe par les masses juives devait être restreint. À la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, la culture juive s’était effectivement enrichie d’une composante nouvelle, liée à la langue du pays, le russe. Une tendance russophone émergea dans le monde juif, qui se développa rapidement parmi l’intelligentsia juive. Des écrivains et des publicistes juifs d’expression russe se révélèrent, certains avec grand talent ; une presse juive en russe, ainsi que d’excellentes revues furent éditées. C’était là un pont vivant qui reliait certaines couches de la jeunesse juive éduquée, plus ou moins détachée du yiddish et de la tradition, à la condition du prolétariat juif et de sa lutte pour l’existence nationale sur le territoire russe. Les périodiques juifs de langue russe devinrent un centre actif de la culture juive, tout spécialement dans le domaine de l’histoire et des problèmes sociaux et politiques. Mais le pouvoir stalinien mena sa guerre culturelle contre les écrits juifs en russe et les élites russophones qui les popularisaient. Dans les années 1930, la prestigieuse revue historico-ethnographique Les Antiquités juives (Yevreiskaïa Starina) fut liquidée, et il ne resta bientôt plus qu’une revue périodique juive en langue russe, Tribune de la société juive soviétique (Tribuna yevreïskoï sovetskoï obchtchesvennosti) : liée à l’existence de l’OZET, elle s’était consacrée depuis 1927 aux problématiques de la colonisation juive en Crimée ; après quelques interruptions, sa publication fut définitivement arrêtée en août 1937.

Ainsi, la culture juive fut amputée de deux de ses composantes principales : l’hébreu, pour briser l’influence religieuse et tendre vers une « déshistorisation » du peuple juif, et le russe, composante plus récente du monde juif, et dont la destruction est un phénomène moins connu bien que tout aussi grave dans ses conséquences. En Union soviétique, l’apport de la langue russe à la création culturelle juive fut brusquement arrêté, à une époque où la langue du Juif soviétique devenait de plus en plus le russe, en raison de l’industrialisation et de l’urbanisation croissante du prolétariat juif. Ce paradoxe était déterminé par une stratégie d’État visant à « marquer » la culture juive d’une inscription culturelle spécifique, par le yiddish, pour construire une nouvelle identité juive au service du Birobidjan. Le « pont » russe vers la culture juive ayant globalement disparu, tout éloignement, si superficiel fût-il, par rapport au yiddish, entraînait désormais, de manière quasi automatique, un éloignement par rapport à la sphère de la culture nationale juive ; les Juifs soviétiques furent en quelque sorte « cantonnés » au yiddish.

Sur le plan éducatif, au Birobidjan, l’enfant fut obligatoirement soumis à la yiddishisation forcée. La langue de l’institution scolaire devait être le yiddish, non seulement dans les classes, mais aussi dans la salle des professeurs et pour l’administration de l’école (procès-verbaux, registres, cahiers de bord, etc.). Outre le réseau d’écoles primaires et secondaires, il en fut de même pour les établissements scolaires spécialisés, les « écoles techniques » qui étaient des écoles professionnelles d’un niveau intermédiaire entre l’enseignement secondaire et supérieur : école technique pédagogique, école technique de métallurgie lourde, école technique d’agriculture, et école technique de médecine.

Désormais, c’était toute une « vie étatique en yiddish » qui s’organisait au Birobidjan, selon l’expression de l’écrivain soviétique Moshé Litvakov. Le 15 septembre 1935, le Comité exécutif de la Région autonome et le Comité régional du Parti avaient adopté une résolution spéciale au sujet de « l’introduction de la langue yiddish dans toutes les institutions d’État et les entreprises économiques ». En conséquence, « dans toute l’activité de l’hôtel de ville de Birobidjan, ainsi que des soviets suburbains, du tribunal de la ville, de la poste, du télégraphe, de la milice et des autres services municipaux, de toutes les coopératives artisanales et des entreprises d’État employant une majorité d’ouvriers juifs, de même que dans les soviets des villages à forte majorité de population juive, la langue officielle devint le yiddish».

Le 9 février 1936, la Région reçut la visite du Secrétaire du Comité central du Parti communiste, Lazare Moïsseievitch Kaganovitch. Durant sa visite au Birobidjan, il insista sur la nécessité de développer la langue et la culture nationale, c’est-à-dire le yiddish ; il était temps, disait-il, de développer le théâtre yiddish et de porter à la scène les « moments héroïques de l’histoire du peuple juif ». Il fallait également impulser le projet d’une grande « Conférence linguistique sur le yiddish » : Kaganovitch estimait que la Région autonome se devait d’élaborer le plus rapidement possible les formes linguistiques officielles adéquates et nécessaires à son bon fonctionnement16. Cette Conférence se tint le jour anniversaire de sa visite, le 9 février 1937.

Les fonctionnaires de la Région autonome combattaient activement les pratiques religieuses des Juifs. Des conférences et autres manifestations avaient lieu dans les usines et les clubs de travailleurs pour lutter contre l’attrait exercé par le judaïsme. Organisées par la Ligue régionale des athées militants, les conférences traitaient de divers sujets, tels que l’incompatibilité du socialisme et de la religion. Elles s’adressaient plus spécifiquement aux femmes, considérées comme le rempart des croyances et pratiques religieuses au sein de la famille juive. Eu égard à l’absence de synagogue et au climat politique dominant, à cause duquel il était risqué de se livrer ouvertement à des pratiques religieuses, les campagnes antireligieuses portaient leurs fruits ; la capacité d’intervention des fonctionnaires était d’autant plus forte qu’elle n’était contrée par aucune autre organisation existante, à la différence des institutions philanthropiques juives qui avaient existé en Crimée. Au Birobidjan, l’intrusion du pouvoir soviétique dans la vie culturelle locale juive était totale : dans ces conditions, nul maintien des pratiques religieuses ne fut possible, par contraste avec la situation qui avait prévalu en Crimée dans les années 1920.

Au Birobidjan, l’absence de régulation sociale intermédiaire (qui serait le fait d’institutions extra-étatiques, localement implantées), eut une autre conséquence : l’incapacité des autorités à régler les tensions entre les colons juifs et les autres nationalités. Le Birobidjan était un territoire quasi désertique, mais l’on y trouvait tout de même des Russes, des Coréens et quelques familles d’Ukrainiens, qui venaient avec l’immigration juive. Même si les fonctionnaires avaient tendance à minimiser les incidents antisémites et se donnaient du mal pour proclamer la solidarité et l’amitié entre les diverses nationalités de la Région autonome, il leur arrivait de rendre publics certains actes antisémites : dans les années 1930, des dirigeants du gouvernement et du Parti déclaraient que les relations entre les peuples étaient « convenables », mais ils faisaient également état d’un nombre croissant d’« incidents à caractère antisémite », dont ils attribuaient la responsabilité aux paysans opposés à la collectivisation et à d’autres formes d’« ennemis du socialisme » travaillant dans les fermes d’État et le bâtiment. Les fonctionnaires évoquaient le « chauvinisme de la grande puissance », manière habituelle de désigner la fierté nationale et le patriotisme excessif des Russes ; ils affirmaient que cette attitude favorisait l’antisémitisme. Ils insistaient aussi sur le fait que les Russes n’étaient pas les seuls à semer les graines de la haine nationaliste : les Coréens qui habitaient dans la Région autonome feraient preuve d’une antipathie marquée envers les Russes, les Ukrainiens et les Juifs.

Les rapports administratifs et les journaux témoignent dans une certaine mesure de la fréquence à laquelle l’antisémitisme relevait la tête dans la Région au cours des années 1930. De manière générale, il était le fait des Russes et des Ukrainiens sans instruction qui attaquaient les Juifs à coups de poing, de couteau ou de fusil ; les antisémites étaient à la recherche de boucs émissaires, et imputaient aux Juifs l’origine des problèmes dans les fermes collectives et les entreprises industrielles. Les responsables de la colonisation au Birobidjan étaient incapables de pallier cet état de fait, à la différence de la situation qui avait prévalu en Crimée : là, les institutions philanthropiques américaines pouvaient jouer un rôle dans l’entretien des rapports de bon voisinage entre les colons juifs et les autres communautés, car elles disposaient de ressources suffisantes à partager (distribution de tracteurs et d’équipements, appui de formateurs et d’agronomes, etc.), pour tempérer les difficultés et le « hooliganisme social » (vol de bétail, destruction des biens appartenant aux Juifs).

 

Commentaire:

Cet extrait décrit bien l’instrumentalisation du Yiddish par Staline. Il montre comment les soviétiques ont favorisé la domination de cette langue sur l’hébreu et sur le russe au sein de la population juive du Birobidjan. Coupant ainsi les Juifs d’une partie de leur culture fondamentale (l’hébreu) tout en empêchant leur assimilation (le russe).
D’une façon plus générale, cet épisode incite à réfléchir sur la dualité antisémitisme/philosémitisme.
Aduler certaines composantes de la culture juive pour en fustiger d’autres, n’est ce pas une forme pernicieuse d’antisémitisme? 
Doit-on considérer l’antisémitisme comme une pensée qui stigmatise le judaïsme dans son intégralité ou qui en dénigre seulement certains aspects?

 

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Jeunes juifs du Birobidjan à l’époque de Staline © hérodote.net