Le soldat russe et le réfugié juif. Qui a le plus peur de l’autre ?
Cet extrait du livre » Histoire inconnue des Juifs et des Japonais » raconte la mésaventure du réfugié juif Getzel Syrkin. Il s’est trouvé avec d’autres juifs polonais en transit à Moscou avant de rejoindre le Japon qui acceptait de les accueillir. Alors qu’il se détend après un éprouvant voyage, il est violemment arrêté par des policiers soviétiques du NKVD qui l’amènent au commissariat pour un interrogatoire.
A l’intérieur, des cris et des voix coléreuses semblaient venir de l’étage du dessus, brusquement suivis d’un long, d’un horrible hurlement de souffrance ; sans s’en rendre compte, Getzel glissa dans l’inconscience. Il se retrouva dans une pièce minuscule, hermétiquement close, jeté littéralement sur une mauvaise chaise de bois ; à peine avait-il ouvert les yeux que des hommes firent irruption, parmi lesquels il reconnut celui qui l’avait amené.
– » Parlez-vous polonais ? »
Il leva la tête et fit un vaste signe d’assentiment, déjà épouvanté par les regards d’acier dont le foudroyaient les deux policiers : » Que regardiez-vous si passionnément dans la rue ? »
Que répondre ? Getzel opta pour la vérité : « Les tramways ! »
Fou de rage, l’un des deux hommes se rua sur lui et en l’agrippant par les revers de son manteau : « Tu te moques de nous ? Qu’y a-t-il de tellement intéressant dans les tramways.
Et les maisons tout autour, pourquoi les regardais-tu ainsi ? »
Pris à la gorge, Getzel ne pouvait ni répondre, ni respirer et ses dents claquaient lamentablement. Sans le lâcher, celui qui avait parlé polonais interrogea l’autre Russe du regard, puis après avoir jeté Getzel à genoux : « Ecoute petit zhid, nous te connaissons bien toi et ceux de ta race : vous êtes entrés chez nous en profitant de la générosité du gouvernement soviétique, et vous attendez la première occasion d’aller ailleurs répandre votre poison… Maintenant, mets-toi bien ceci dans la tête : nous pouvons tout contre toi. Ce qui est arrivé à l’autre tout à l’heure, celui que tu regardais quand nous l’avons attrapé, cela peut t’arriver à toi aussi n’importe quand et n’importe où si nous le décidons. Et si on en a envie, on te poursuivra au bout du monde : le bras de l’Union soviétique atteint qui il veut, où il veut. Alors un bon conseil : ne tente rien contre nous, ni ici, ni ailleurs, compris ? «
Il secouait Getzel terrorisé au point de lui rompre le coup : « As-tu bien compris, sale Juif ? Et tu n’as évidemment rien vu ni rien entendu de ce qui s’est passé ici, pour personne, sinon il t’en coûtera cher ! « Puis il le secoua une dernière fois jusqu’à lui en faire craquer les vertèbres et le jeta dehors d’un coup de pied avant de refermer bruyamment la porte.
Getzel se retrouva à genoux sur le trottoir, honteux, hébété, et n’eut que la force de regagner l’hôtel en rasant les murs. Cheya et David (sa femme et son fils) l’attendaient dans une horrible inquiétude, mais il ne répondit que par des hochements de tête à leurs questions angoissées. Tard dans la nuit, leur train quittait Moscou, mais au fond de sa banquette, Getzel continuait à secouer la tête, pareil à un accusé voulant nier quelque mystérieuse vérité.
Cet extrait montre d’abord que les soviétiques n’avaient rien à envié aux nazis en matière de préjugés sur les Juifs.
Si Getzel Syrkin est terrifié face à la haine et la violence des policiers russes, on comprend assez vite que ce sont les russes qui ont le plus peur.
Ils ont tellement peur qu’ils surenchérissent dans les menaces assurant à Getzel qu’ils peuvent le retrouver où qu’il soit sur la planète. Ce discours de toute puissance masque assez mal la terreur qu’inspire Getzel.
Si sa peur est immédiate, naturelle, liée à un événement présent, celle des soviétiques est plus profonde, plus intense, plus existentielle. Elle est même viscérale.
Mais de quoi ont-il peur au juste?
De perdre leur identité, leur patrie ?
Peut-être qu’il s’agit d’une peur plus personnelle ?
Le juif qui s’est toujours adapté et qui a souvent changé de pays, n’est-il pas l’incarnation d’un changement qui angoissent les individus ?