25 Mar 2019
Existe-t-il vraiment un génie juif ?
Dans son livre 21 leçons pour le XXIe siècle, Yuval Noah Harari s’interroge sur les facteurs expliquant la réussite des juifs dans de nombreux domaines. Tout en relativisant l’influence des juifs sur le monde, il l’attribue toutefois davantage aux circonstances qu’à une intelligence qui découlerait du judaïsme religieux.
C’est seulement au XIXe et XXe siècles que nous voyons les Juifs apporter une extraordinaire contribution à l’ensemble de l’humanité à travers leur rôle démesuré dans la science moderne. Outre des noms célèbres comme Einstein et Freud autour de 20% des Nobel de science sont juifs alors que les Juifs représentent moins de 0,2 % de la population mondiale. Il faut cependant souligner qu’il s’agit d’une contribution d’individus juifs plutôt que du judaïsme considéré comme religion ou culture. La plupart des savants juifs des deux siècles passés ont agi hors de la sphère religieuse juive. De fait, les Juifs n’ont commencé à apporter cette remarquable contribution à la science que le jour où ils ont délaissé la yeshivah pour le laboratoire.
Avant 1800, l’impact juif en matière de science demeura limité. Avant 1800, l’impact juif en matière de science demeura limité. Assez naturellement, les Juifs ne jouèrent aucun rôle significatif dans les progrès de la science en Chine, en Inde ou dans la civilisation maya. En Europe et au Moyen-Orient, des penseurs juifs comme Maïmonide eurent une influence considérable sur leurs collègues gentils mais, globalement, l’impact des Juifs demeura plus ou moins proportionnel à leur poids démographique. Au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, le judaïsme n’a guère joué de rôle dans le déclenchement de la révolution scientifique. Hormis Spinoza (frappé d’excommunication par la communauté juive), on ne peut guère nommer un seul Juif qui ait joué un rôle critique dans la naissance de la physique, de la chimie, de la biologie ou des sciences sociales modernes. On ne sait pas ce que les ancêtres d’Einstein faisaient au temps de Galilée et de Newton, mais très probablement se souciaient-ils bien davantage d’étudier le Talmud que la lumière.
Le grand changement ne se produisit qu’aux XIXe et XXe siècles, quand la sécularisation et les Lumières juives conduisirent de nombreux Juifs à adopter la vision du monde et le mode de vie de leurs voisins gentils. Les juifs commencèrent alors à rejoindre les universités et les centres de recherche de pays comme l’Allemagne, la France ou les Etats-Unis. Les savants juifs apportèrent des ghettos et des shetls des héritages culturels importants. La valeur centrale de l’éducation dans la culture juive est l’une des principales raisons de l’extraordinaire réussite des savants juifs. Il y eut aussi d’autres facteurs: le désir d’une minorité persécutée de prouver sa valeur, ainsi que les barrières empêchant les Juifs talentueux de s’élever dans des institutions plus antisémites comme l’armée et l’administration publique.
Reste que si les savants juifs apportèrent de la yeshivah une discipline forte et une foi profonde dans la valeur du savoir, ils n’arrivèrent avec aucun bagage d’idées ou d’intuitions concrètes. Einstein était juif, mais la théorie de la relativité n’est pas que de la « physique juive ». Quel rapport entre le caractère sacré de la Torah et l’intuition que l’énergie est égale au produit de la masse par la vitesse de la lumière au carré ? À titre de comparaison, Darwin était chrétien et commença même ses études à Cambridge dans l’intention de devenir prêtre anglican. La théorie de l’évolution est-elle pour autant une théorie chrétienne ? Il serait ridicule de présenter la théorie de la relativité comme une contribution juive à l’humanité, de même qu’il serait ridicule de mettre la théorie de l’évolution au crédit du christianisme.
De même serait-il difficile de trouver quelque chose de proprement juif dans l’invention du procédé de synthèse de l’ammoniaque par Fritz Haber (Prix Nobel de Chimie en 1918), dans la découverte de la streptomycine par Selman Waksman (Nobel de physiologie ou de médecine, 1952), ou encore dans la découverte des quasi-cristaux par Dan Schechtman (Nobel de chimie, 2011). Dans le cas de spécialistes des sciences humaines et sociales- comme Freud-, leur héritage juif a probablement eu un impact plus profond sur leurs intuitions. Même dans ces cas, pourtant, les discontinuités sont plus flagrantes que les liens survivants. Les vues de Freud sur la psyché humaine sont très différentes de celle du rabbi Joseph Caro ou du rabbi Yochanan ben Zakkaï et ce n’est pas en épluchant le Shulhan Arukh (code de la loi juive) qu’il a découvert le complexe d’Œdipe.
En résumé, bien que l’insistance juive sur le savoir soit probablement pour beaucoup dans l’exceptionnelle réussite des savants juifs, ce sont des penseurs gentils qui ont jeté les bases des réalisations d’Einstein, de Haber et de Freud. La révolution scientifique n’était pas un projet juif, et les Juifs n’y trouvèrent leur place qu’en quittant la yeshivah pour l’université. En vérité, l’habitude juive de rechercher des réponses à toutes les questions en lisant des textes anciens a été un obstacle significatif à l’intégration des Juifs dans le monde de la science moderne, où les réponses viennent des observations et de l’expérience. Si quelque chose, dans la religion juive, devait conduire nécessairement à des percées scientifiques, pourquoi est-ce entre 1905 et 1933 que dix Juifs allemands laïques décrochèrent le Nobel de chimie, de médecine ou de physique, mais qu’au cours de la même période pas un seul Juif orthodoxe ni un seul Juif bulgare ou yéménite n’obtint le moindre Nobel ?
Pour qu’on n’aille pas me soupçonner de « haine de soi juive » ou d’antisémitisme, je tiens à insister : je ne prétends pas que le judaïsme soit une religion spécialement mauvaise ou obscurantiste. Je dis simplement qu’elle n’a pas été particulièrement importante dans l’histoire de l’humanité. Des siècles durant, le judaïsme a été l’humble religion d’une petite minorité persécutée qui préférait lire et contempler plutôt que conquérir des pays lointains et brûler des hérétiques sur un bûcher.
Les antisémites pensent habituellement que les Juifs sont très importants. Ils imaginent que les Juifs contrôlent le monde, ou le système bancaire, ou au moins les médias, ou qu’ils sont à blâmer de tout, du réchauffement climatique aux attentats du 11 septembre.
Cette paranoïa antisémite est tout aussi risible que la mégalomanie juive. Les juifs sont sans doute un peuple fort intéressant, mais prenez un peu de recul, et force vous sera de constater qu’ils ont un impact très limité sur le monde.
Tout au long de l’histoire, les hommes ont créé des centaines de religions et de sectes différentes. Une poignée d’entre elles – le christianisme, l’islam, l’hindouisme, le confucianisme et le bouddhisme – ont influencé des milliards de gens (pas toujours pour le meilleur).
L’immense majorité des credo – comme la religion de Bon, la religion des Yoruba et la religion juive – ont eu un impact bien moindre.
Personnellement, j’aime l’idée de ne pas descendre de brutes qui ont conquis le monde, mais d’un peuple insignifiant qui a rarement fourré son nez dans les affaires des autres. Beaucoup de religions louent la valeur de l’humilité, mais imaginent qu’il n’y a rien de plus important qu’elle dans l’univers. Elles mêlent les appels à la modestie personnelle à une arrogance collective éhontée. Les hommes de toute confession feraient bien de prendre plus au sérieux l’humilité.
Et parmi toutes les formes d’humilité, la plus importante est peut-être l’humilité devant Dieu. Quand ils parlent de Dieu, les hommes professent trop souvent un auto-effacement pitoyable, mais se servent ensuite du nom de Dieu pour traiter de haut leurs frères.
Extrait de 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari