Antisémitisme « raisonnable »  contre antisémitisme exalté 

La scène se déroule en 1918 en Estonie, région que se disputait les allemands et les bolcheviks à cette époque.
Le jeune Alfred Rosenberg, futur théoricien du nazisme, retrouve Friedrich Pfister, un ami de son frère qui a pris le cadet en affection et qui tente de l’aider à trouver son chemin.
Friedrich qui a récemment entrepris des études de psychiatrie et de psychanalyse, débat de l’antisémitisme avec son protégé.
Si les deux hommes sont incontestablement antisémites, leur hostilité aux juifs diffère et même s’oppose.

 

Extrait de « Le problème Spinoza » d’Irvin Yalom

  • J’ai entendu parler de la psychanalyse. On dit qu’il s’agit, là encore, d’une machination juive. Vos professeurs sont tous juifs?
  • Certainement pas Jung ou Bleuler
  • Mais, Friedrich, pourquoi vous impliquer dans un domaine qui est celui des juifs?
  • Ce sera effectivement un domaine qui est celui des juifs si les Allemands ne s’en mêlent pas. Ou, pour présenter les choses autrement, l’affaire est trop belle pour la laisser aux juifs.
  • Mais pourquoi vous souillez? Pourquoi devenir l’élève des juifs?
  • C’est un domaine qui appartient à la science. Regardez, Alfred. Prenez l’exemple d’un autre scientifique, le juif allemand Albert Einstein. L’Europe entière parle de lui – ses travaux changeront à jamais la physique. On ne peut pas dire de la physique moderne qu’elle est une science juive. La science est la science. A l’école de médecine un de mes professeurs d’anatomie était un juif helvète; il ne m’a pas enseigné l’anatomie juive. Et si le grand William Harvey avait été juif vous croiriez toujours en la circulation sanguine, non? Si Kepler avait été juif vous continuerez de croire que la Terre tourne autour du Soleil? La science est la science, quels que soient les scientifiques.
  • C’est différent avec les juifs, intervient Alfred. Ils corrompent, ils monopolisent, ils assèchent tous les domaines. Prenez la politique. J’ai vu, de mes yeux vu, les juifs bolchéviques ébranler le gouvernement russe tout entier. J’ai vu le visage de l’anarchie dans les rues de Moscou. Prenez la banque. Vous avez remarqué le rôle que jouent les Rothschild dans cette guerre : ils tirent les ficelles et toute l’Europe danse. Prenez le théâtre. Une fois qu’ils sont dans la place, seuls les juifs peuvent travailler.
  • Alfred, nous adorons tous détester les juifs, mais vous le faites avec une telle…une telle véhémence. Le sujet est revenu si souvent dans nos brèves conversations. Voyons… il y a eu la tentative d’enrôlement auprès du sergent juif, il y a eu Husserl, Freud, les bolchéviques. Que diriez-vous d’une analyse philosophique de cette véhémence….

Plus tard dans la discussion:

  • Voilà en quoi consiste le domaine dans lequel je travaille. Et ce que je suggérais, c’est que même votre haine si intense du juif doit avoir des racines psychologiques et philosophiques. »
  • S’étant légèrement reculé, Alfred déclare : « C’est là que nos opinions divergent. Je préfère dire que j’ai la chance d’être lucide pour voir le danger que représentent les juifs pour notre race et les torts qu’ils ont causé aux grandes civilisations par le passé.
  • Je vous en prie, comprenez-le-bien, Alfred, il n’y a pas de différend avec moi à propos de vos conclusions. Nous avons les mêmes sentiments sur les juifs. Ce que je veux dire, c’est simplement que vous êtes particulièrement à vif sur ce sujet que vous abordez avec une passion peu commune. Et l’amour de la philosophie, que nous partageons, nous incite à examiner le fondement logique de toute pensée et de toute croyance. Non?
  • Je ne peux pas vous suivre sur ce point, Friedrich. Je ne le peux pas. Il me paraît presque obscène de soumettre de telles conclusions évidentes à l’examen philosophique. C’est comme s’interroger sur la raison pour laquelle le ciel est bleu, ou pourquoi l’on aime la bière ou le sucre.

 

Commentaire: 

L’antisémitisme d’Alfred Rosenberg est exacerbé, violent, irrationnel et fatalement irrécupérable.
C’est une haine intégrale envers tous les aspects du judaïsme.
Il ne comporte aucune nuance, ne s’embarrasse pas de considérations humanistes. Il s’agit de rejeter tout ce qui est juif mais également tout ce les juifs construisent même si leurs réalisations sont universelles. Ainsi Rosenberg rejette une partie de la science, de la médecine et particulièrement la psychiatrie et la psychanalyse. Le simple fait que ces disciplines soient estampillées « juives » est suffisant pour qu’ils les jugent malsaines.

L’antisémitisme de Friedrich Pfister est principalement culturel et reste « rationnel » tout en s’inscrivant dans une tradition politique.
Pour Pfister, l’aversion envers les juifs est normale mais la haine obsessionnelle de Rosenberg l’inquiète. Il lui est inconcevable d’élaborer une pensée politique ou une idéologie qui se focaliserait uniquement sur les juifs. Finalement, c’est davantage un antisémitisme de mépris où les juifs sont considérés comme des individus plutôt intelligents, malins, et relativement nuisibles.
Cette forme d’antisémitisme est singulière dans le sens où elle tend à sous-estimer les grandes oeuvres des juifs qui auraient pu être réalisées par d’autres. Quand Friedrich parle d’Einstein, de Freud ou d’autres intellectuels juifs, il reconnait leur intelligence et leur érudition mais les circonscrit au domaine de la science. Ils sont doués comme le sont en général les experts dans leur domaine. C’est comme si les juifs n’avaient pas élevé la science mais le contraire.

Mais alors quel antisémitisme est le plus dangereux? Celui des fanatiques comme Rosenberg ou celui des penseurs « rationnels » comme Pfister.
Compte tenu de l’histoire, on pourrait dire que le premier est plus destructeur. Pourtant, les deux se complètent et s’accommodent parfaitement. D’ailleurs les deux antisémites sont restés de bon amis. Et puis les nazis n’auraient peut-être pas pu faire un tel carnage s’ils n’avaient pas eu l’appui de théoriciens plus modérés.
Une dernière remarque. Malgré l’horreur de l’antisémitisme exalté, il est d’une certaine façon plus authentique, pour ne pas dire plus sincère, que l’antisémitisme « raisonnable ». Car si le premier exècre tout ce qui est juif, le second s’approprie certaines idées ou réalisations des juifs. Une sorte de spoliation intellectuelle…
Comme Pfister qui faisait remarquer à son disciple au cours de leur échange: « l’affaire est trop belle pour la laisser aux juifs »…