Les effets pervers d’une nouvelle « argentinité »: l’exclusion des Juifs sous Perón
« Face à la « conspiration juive », il fallait opposer les « origines communes » des Argentins et des Arabes, au prétexte que les fondateurs de la nation venaient d’Andalousie. Les Arabes devaient être déclarés « immigrants désirables », ce qui n’était pas le cas des Juifs. »
Le contexte:
L’Argentine obtient son indépendance en 1816. Les autorités du pays souhaitent alors développer économiquement le pays. A cette fin, ils s’attellent à attirer de nombreux immigrants en provenance d’Europe. Les Juifs en font partie.
Mais l’installation des Juifs en Argentine s’avère difficile. En effet, leur arrivée s’est faite dans la précipitation, sans réelle préparation. La JCA (Jewish Colonization Association) fondée par le Baron Maurice de Hirsh, financier et philanthrope, organise l’immigration et l’installation des juifs d’Europe en Argentine, particulièrement ceux de Russie. Hélas, cette institution organisée de façon bureaucratique devient oppressante pour les Juifs: ils ont peu de droits, aucune autonomie dans leur travail et restent très dépendants financièrement et administrativement de la JCA.
Les Juifs argentins finissent par se révolter et rentrent en conflit avec la JCA. Celle-ci est obligée de lâcher du lest et d’accorder plus de droits et de libertés aux colons.
Ils en profitent pour s’organiser et deviennent de plus en plus indépendants. Ils se libèrent progressivement de la tutelle de la JCA.
Après la seconde guerre mondiale, plusieurs pays s’activent pour accueillir les réfugiés juifs. L’Argentine qui compte une communauté juive de longue date, était destinée à oeuvrer dans ce sens.
Pourtant l’avènement au pouvoir du populiste Juan Perón va radicalement changer la donne.
Extrait de Territoires de l’exil juif : Crimée, Birobidjan, Argentine. Muhlmann David
Trouver un point de chute pour les centaines de milliers de réfugiés devint une préoccupation majeure sur la scène internationale, dans les années 1947-1949; tous les pays qui, dans le passé, avaient absorbé une immigration juive importante, furent sollicités et mis à contribution, et particulièrement l’Argentine, en raison du développement industriel rapide qui s’y amorçait.
C’était compter sans l’issue de la campagne démocratique en Argentine, à la fin de l’année 1945. Juan Domingo Perón gagna les élections et devint président le 4 juin 1946. Il n’avait pas le soutien des Juifs, et pour cause: il était attesté que Perón avait eu des liens étroits avec les forces de l’Axe avant et pendant la guerre. Son accession au pouvoir coïncida avec une nouvelle vague d’antisémitisme, qui relayait la rhétorique nationaliste du péronisme. Le directeur de Département de l’Immigration était Santiago M. Peralta ; philosophe et anthropologue, il avait publié un livre en 1943, intitulé La Acción del Pueblo Judío en la Argentina, dans lequel il expliquait que les Juifs non seulement dominaient l’économie mais aussi la politique de l’immigration en Argentine ; face à la « conspiration juive », il fallait opposer les « origines communes » des Argentins et des Arabes, au prétexte que les fondateurs de la nation venaient d’Andalousie. Les Arabes devaient être déclarés « immigrants désirables », ce qui n’était pas le cas des Juifs.
Le 30 mars 1946, un « bureau ethnographique » du Département de l’Immigration fut créé pour ajuster les demandes d’immigration au « caractère argentin », qui était censé déterminer un potentiel naturel d’adaptation et d’assimilation des immigrants sur une base et des critères ethniques. C’est dans ce contexte, en mai 1946, que le Jamaica, un bateau avec à son bord 70 passagers juifs détenant des visas argentins en règle délivrés dans les consulats en Europe, accosta le port de Buenos Aires ; Peralta refusa d’accueillir ces immigrants, déclarant les visas « invalides ».
C’était là une politique ouvertement antisémite de sélection « raciale » des immigrants ; seuls 600 Juifs entrèrent en Argentine en 1947, alors que l’immigration totalisait 116 095 personnes. Quand le nombre d’immigrés doubla en 1948 (219 096 personnes), il n’y eut que 680 entrées pour les Juifs, ce qui incluait le nombre de voyageurs pénétrant sur le territoire argentin pour se rendre vers d’autres pays. Ce n’était plus Peralta qui dictait sa conduite en fonction de ses convictions personnelles, mais l’administration dans son ensemble qui était responsable de laisser les Juifs hors de l’Argentine. Les États-Unis, puissance dominante alliée de l’Argentine, fermaient les yeux sur le phénomène, ainsi que sur les tendances dictatoriales de Perón et ses sympathies nazies : dans le contexte de la guerre froide, l’Argentine devait être accueillie comme un nouveau partenaire dans la lutte contre le communisme. Perón prit avantage de cette situation pour amalgamer et durcir ses positions antisémites : dans une décision présidentielle d’octobre 1948, il déclara qu’aucun « natif de Russie » ou de ses satellites ne serait désormais admis en Argentine. Cet ordre était si strict et fut appliqué avec une telle intransigeance que même le Vatican s’en offusqua.
Commentaire:
L’antisémitisme de Perón pourrait être longuement débattu. Même si celui-ci est indiscutable, le rapport qu’entretenait le dictateur avec les Juifs est plus complexe. Dans les années 70, sous le troisième péronisme, José Ber Gelbard, juif polonais deviendra ministre de l’Économie. Il y avait une véritable opposition entre les partisans antisémites de Perón et ceux qui voulaient justement éradiquer l’antisémitisme au nom de l’égalité de tous les argentins. Perón a tenu plusieurs discours allant dans ce sens ce qui ne remet pas en cause les effets de sa politique antisémite. Un antisémitisme probablement moins viscéral qu’opportuniste.
Ce qui intéressant dans cet extrait, c’est le changement de conception de l’identité argentine, « l’argentinité » et ses conséquences sur les Juifs. A la naissance de l’état argentin, les Juifs ont profité du projet de modernisation porté par les autorités locales. Les immigrants juifs étaient des européens. Leur arrivée était donc en concordance avec l’aspiration au développement économique et à l’élévation du degré « civilisationnel » du pays (selon les termes des autorités de l’époque).
Quand Perón prit le pouvoir, il érigea une nouvelle « argentinité », plus archaïque, plus ancestrale, plus populaire aussi. Les vrais argentins étaient désormais les latins. Selon les critères du péronisme, l’admission des immigrants devait s’appuyer sur des critères de sang, et non de nationalité ou de situation économique ; il s’agissait en effet d’éviter l’afflux de peuples « racialement inférieurs », et au contraire de privilégier l’entrée de peuples latins. Les juifs européens ne rentrant pas dans cette catégorie, Perón les considérait désormais comme des indésirables.
L’antisémitisme de Perón découlait en fait d’une sorte de « suprémacisme hispannique » qui excluait de facto les juifs européens en tant que peuple « non-latin ». Pourtant, le péronisme recelait en lui une forme d’antisémitisme spécifique. Il n’est pas anodin que l’Argentine ait délivré des permis d’entrée à des Croates, Ukrainiens, Polonais, Hongrois, Allemands et Autrichiens, qui non seulement n’était pas latins, mais en plus étaient dans de nombreux cas des réfugiés « d’après-guerre », c’est-à-dire d’anciens collaborateurs des nazis…
On peut tirer un enseignement de cette période de l’histoire argentine en la mettant en parallèle avec l’actualité internationale récente. Continuons à nous méfier d’une certaine extrême droite qui se prétend l’alliée des Juifs contre le fondamentalisme musulman.
Quand les nationalistes arguent qu’Israël est le porte parole de la civilisation occidentale judéo-chrétienne face à la menace islamiste, ils sont de faux alliés qui se retourneront tôt ou tard contre les Juifs.
Si les juifs ne doivent pas s’isoler, ils ont intérêt à bien choisir leurs amis…. En n’oubliant pas, sans sombrer dans la paranoïa, qu’ils sont les ennemis potentiels de tous…