Une leçon de courage et d’humanisme : extraits du livre d’Élie Buzyn; « J’avais 15 ans »

Citations

« Le bourreau tue toujours deux fois, la deuxième fois par le silence »
Elie Wiesel

« Ce n’était pas mon destin mais c’est moi qui l’ai vécu jusqu’au bout ».
Imre Kertesz

« Le seul but de chacun est de s’empêcher de mourir ».
Robert Anthelme

« Il faut croire aux hommes malgré les hommes »
Elie Wiesel

 

Extraits 1:
Vivre ou se suicider à Auschwitz?

« On comptait peu de suicides à Auschwitz. Il faut dire qu’il fallait beaucoup de courage pour se lancer sur les barbelés sous très haute tension. Seule une petite barrière de sécurité avec pancartes et têtes de mort nous séparait, il suffisait de l’enjamber pour être attiré par le courant.
Inutile de s’y jeter ! Les rares candidats étaient littéralement happés. Encore fallait-il cependant qu’ils arrivent jusque là, car ceux qui s’écartaient du rang étaient rapidement repérés depuis les miradors, et mitraillés avant même d’atteindre la barrière. L’autre raison pour laquelle on comptait si peu de suicides, c’était que pour la plupart des Juifs, vivre signifiait résister à la loi des nazis. Notre survie représentait une affirmation du droit des Juifs à la vie; se suicider était au contraire collaborer à notre propre extermination. »

 

Extraits 2:
La victime peut-elle devenir le bourreau?

En avril 1945, les nazis fuient le camp de Buchenvald à l’arrivée des Américains.

 » Au matin du 11 avril 1945, nous avons vu les SS détaler comme des rats. Certains ont même été fait prisonniers par les déportés qui avaient pris le contrôle du camp avant l’arrivée des Américains, dans l’après-midi.
Au beau milieu du camp trônait un camion rempli de prisonniers allemands. Les militaires américains se sont approchés de nous et ont tendu un fusil-mitrailleur à l’un de mes copains en disant : « Si tu veux, tu peux tirer dedans. » Mon camarade a rejeté la proposition. Cela a été son premier acte de liberté : refuser de s’identifier aux rôles de victimes ou de bourreaux définis et assignés par les SS. S’interdire de répondre aux forces destructrices par la destruction, résister à la tentation de s’identifier aux SS. »

 

Extraits 3:
La rencontre entre les jeunes sionistes et les paysans français.

En 1947, des jeunes juifs préparent leur Alyah en s’initiant au travail agricole. Ils sont accueillis par des paysans français dans un petit village.

 » Mon groupe aurait dû embarquer sur l’Exodus, avec nos papiers, et courant le risque de se faire arraisonner, mais la Haganah nous a déclaré qu’elle avait besoin de nous en France quelques mois, en échange de quoi elle nous fournirait des passeports de l’alyah Dalet. Réunis à une douzaine de jeunes gens, nous avons discuté toute la nuit et mis la question au vote : à une voix près, nous avons décidé d’accepter l’offre de le Haganah. Nous avons d’abord reçu un entraînement militaire dans un camp près de Paris, au Vesinet, avant d’être envoyé dans une ferme, à 40 km de Toulouse, pour nous initier au travail agricole.
L’Agence juive l’avait pris en location et fournissait les boeufs, les charrues, tout le matériel. Nous nous sommes présentés aux paysans qui vivaient en autarcie dans ce tout petit village et n’avaient vu de juifs. C’était en 1947. Ils nous ont jaugés, nous les gringalets qui sortions des camps, et nous ont affirmé que ce travail serait trop dur pour nous. Mais bien vite, nous avons fait nos preuves et créé des liens avec eux, au point d’être invités à nous joindre à la messe du dimanche. Nous avions beau leur expliquer que nous étions juifs, ils insistaient, sans comprendre que nous puissions pratiquer une autre religion. Lorsque nous sommes partis, ils étaient au bord des larmes. »

 

Extrait 4: 
Guérir en méprisant la douleur, la mémoire du corps et la survie.

« L’hiver dernier, en bas de chez moi, je bute sur un obstacle et m’étale à plat ventre sur la chaussée. Des passants, témoins de ma chute, me viennent en aide alors que j’essaie, en vain, de me relever seul. Une fois debout, je ressens une forte douleur à la hanche mais repousse fermement leur offre de faire intervenir police secours.
Je me persuade que puisque je peux me déplacer, même difficilement, c’est qu’il n’y a rien de grave.
Je repars donc seul en boitant, convaincu de la présence d’un hématome à la hanche qui explique ma douleur et mettra quelque temps à se résorber. Au bout de deux semaines de marche pénible, aidé d’une canne – accessoire qui m’est totalement étranger et m’expose à des regards compatissants que je ne supporte pas.  -, je me résous à passer une radio, qui ne montre pas de fracture évidente mais nécessite un contrôle par IRM que je néglige. Je continue donc les séances quotidiennes de « step » et de vélo d’appartement, que je pratique depuis toujours. Je supporte un mois de plus la compagnie de cette douleur lancinante avant de faire l’IRM qui met en évidence une fracture engrenée du col de fémur, qui m’inquiète beaucoup et me fait consulter d’urgence un collègue chirurgien. Celui-ci, après un contrôle par scanner, me confirme :  » Tu as tellement déconné que tu es en train de guérir tout seul ! « 

Ébahi par ce constat improbable, je réalise que j’ai ainsi marché près de deux mois sur ma fracture – fracture qui aurait nécessité une intervention chirurgicale rapide, du moins est-ce ce que j’aurais proposé à mes patients dans la même situation.

Mobiliser ma hanche malgré la douleur aura progressivement permis aux deux extrémités de la fracture d’être mises en contact, au point de s’engrener et de permettre ainsi à l’os de favoriser la consolidation.

Comment comprendre autrement mon entêtement aveugle à souffrir en méprisant la douleur, si ce n’est par l’effet d’un automatisme qui me rattrapait par delà les soixante-dix années qui me séparaient de la marche de la mort. Une épreuve extrême où il m’avait fallu tenir coûte que coûte. La mémoire du corps avait ainsi réactualisé mon expérience de survie.

Aller au-delà de mes possibilités, mépriser la souffrance, telles sont les traces que m’ont laissées les épreuves extrêmes auxquelles nous avions été soumis dans les camps. »