Les femmes juives épargnées par les clichés antisémites au siècle dernier ?
Extrait de :
L’utilisation des préjugés esthétiques comme redoutable outil de stigmatisation du juif
La question de l’apparence dans les écrits antisémites du XIXe siècle à la première moitié du XXe siècle
Claudine Sagaert
Une précision : le cas de la Juive
Si la dévalorisation de l’apparence du Juif par les antisémites a été mise en images et en textes, toutefois cela n’a que rarement concerné la femme juive. La femme juive en comparaison de l’homme juif a peu été citée dans les textes antisémites et peu représentée dans les dessins. Serait-ce dire « que l’antisémitisme virulent n’a pas tracé un portrait de l’horrible Juive corollaire de celui du “sale Juif” » (Scherr, 1978, p. 157) ?
Dans la littérature, la création de l’archétype de la « beauté juive » s’est affirmée au cours des siècles. Son explication renvoie à l’idée selon laquelle « cette beauté idéale serait un reflet du divin qui par contraste stigmatise l’homme juif et son rejet obstiné de la nouvelle alliance » (Fournier, 2011, p. 49). Ce que développe clairement Chateaubriand dans un article intitulé « Walter Scott et les Juives » : « Dans la race juive, les femmes sont plus belles que les hommes car les Juives ont échappé à la malédiction dont leurs pères, leurs maris et leurs fils ont été frappés. On ne trouve aucune Juive mêlée dans la foule des prêtres et du peuple qui insulta le Fils de l’homme, le flagella, le couronna d’épines, lui fit subir les ignominies et les douleurs de la croix. Les femmes de la Judée crurent au Sauveur, l’aimèrent, le suivirent la pécheresse répandit une huile de parfum sur ses pieds, et les essuya avec ses cheveux. Le Christ à son tour étendit sa miséricorde et sa grâce sur les Juives » (Chateaubriand, 1861, t. X, pp. 764-766). La beauté des femmes juives serait en corrélation directe avec leurs attitudes lors du supplice du Christ et dans la mesure où « elles ont eu pitié du Christ, elles ont échappé à la malédiction pesant sur leur peuple et ont semblé plus accessibles à la conversion » (Fournier, 2011, p. 16). Ainsi donc, si, durant des siècles, la beauté morale puis physique de la femme juive a été louée, c’est surtout au XIXe siècle qu’a été flagornée sa grâce. « Belles Juives, Agar, Sarah, Rebecca, Ruth, Esther, Judith, Salomé ne cessent d’être représentées par l’Europe chrétienne, de la ferveur des mystères médiévaux à l’effervescence critique des Lumières. Mais l’intérêt porté à ces personnages est sans commune mesure avec celui du XIXe siècle pour la figure de la belle Juive » (Fournier, 2011, p. 15). Gautier, Vigny, Hugo, Balzac, Sue, Delacroix, Baudelaire, Renan, Michelet entre autres ont été fascinés par cette sublime beauté qui n’a pourtant pas toujours été exempte d’une certaine laideur morale liée le plus souvent à des mœurs dépravées. Toutefois, ce n’est que dans les décennies suivantes que la beauté physique juive féminine a été entachée de traits de laideur. Comme le note Éric Fournier dans son étude intitulée La Belle Juive, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, « la belle Juive n’est plus nécessairement une beauté parfaite. Quelle est l’ampleur de cette dégradation. Le visage perd imperceptiblement en grâce virginale ce qu’il gagne en dureté. Mais ces subtiles variations ne sont rien comparées à une rupture majeure et significative : presque toutes les femmes juives sont dotées d’un nez busqué. Le stéréotype antisémite du nez juif fait brutalement irruption dans presque tous les portraits du second XIXe siècle. De même les chevelures perdent aussi en volume, en exubérance et par conséquent en sensualité, pour devenir plus lisses participant à la froide dureté qui gagne le visage. Quant à l’œil, il est certes noir, mais d’un noir qui a perdu toute flamme, un noir opaque sans nuances ni éclat il évoque le mauvais œil, la colère, la malédiction ou le néant. La dégradation du visage frappe aussi les dents. Cette insistance à flétrir les dents traduit les affres de la dégradation biologique » (Fournier 2011, pp. 172-177). La beauté juive dévaluée est aussi temporalisée, certains auteurs la limitent à l’enfance et au début de l’adolescence. Pour Raoul Bergot, par exemple, « ce qu’il y a de beau dans la Juive c’est l’enfant. De quinze à dix-sept ans, la Juive est mariée ; elle devient aussitôt soufflée, épaisse avec je ne sais quel air de bestialité repue qui remplace la vive expression de sensualité de sa figure de jeune fille » (Bergot, 1890, p. 23). De même, pour Jules et Edmond de Goncourt, avec l’âge, la femme juive devient laide, elle a le nez crochu et les yeux aigus (De Goncourt, 1867, p. 526). On peut lire également dans Les 19 tares corporelles visibles pour reconnaître le Juif, que si Celticus octroie aux femmes les mêmes attributs dégradants qu’aux hommes, il précise que « la femme juive est généralement belle jusqu’à vingt-cinq ans. Puis elle se flétrit et vers l’âge de trente-cinq ans elle est affreuse, une vraie grenouille ». Quant à Drumont, les femmes juives peuvent certes être « adorablement belles » (Drumont, 1886, t. 1, p. 218), néanmoins le plus souvent elles sont « osseuses », « luisantes de graisses » dotées de « ventres aux chairs flasques » (Drumont, 1886, t. 1, p. 471). Sans compter que si elles peuvent être pourvues de charme, celui-ci n’est qu’un artifice utilisé dans le but de corrompre ou de ruiner les hommes. Ainsi, dans les textes de la fin du XIXe siècle et des premières décennies du XXe siècle, la beauté de la Juive devient au mieux une moindre beauté associée le plus souvent à une certaine laideur morale. Tels sont aussi les propos de Raoul Bergot, qui compare « les lèvres charnues de la Juive » à « la ventouse saignante d’un poulpe » (Bergot, 1890, p. 252) et l’odeur juive au parfum de « certaines plantes vénéneuses ». Pour lui, céder à la séduction de la Juive est comparable au fait d’être attiré par « l’ordure » (Bergot, 1890, p. 121). Ensorceleuse, lascive et vénale, la femme juive devient physiquement et moralement « objet de répulsion » (Verdès-Leroux, 1969, p. 131).
De ce fait, si durant la seconde moitié du XIXe siècle on a assisté sous la plume des antisémites à une remise en question du paradigme de la belle Juive à tel point même que pour Edmond Picard elle n’est autre qu’une pure invention (Picard, 1892, p. 121), par contre pour quelques antisémites la beauté redoutable et malsaine de la Juive a été une constante. Georges Montandon a d’ailleurs proposé pour s’en prémunir de mutiler les femmes juives, « de les défigurer en leur coupant l’extrémité nasale, car il n’est rien qui enlaidisse davantage » (Montandon, 1938, p. 20).