Les juifs doivent-ils pardonner aux allemands? extrait de “Le juif qui savait” de Dina Porat

Ce passage pose la difficile question des relations entre les juifs et les allemands après la guerre.
Les juifs sont-ils autorisés à pardonner aux descendants de leurs bourreaux?
Peuvent-ils accepter l’idée qu’ils sont des allemands nouveaux n’ayant pas à porter le poids des crimes de leurs ainés?
Un peuple est-il éternellement condamnable pour les abominations qu’il a commit au cours d’une période désormais révolue?
La rédemption des enfants et des petits-enfants des persécuteurs n’est-elle pas seulement une accalmie, une parenthèse, une illusion qui cachent une nature fondamentalement mauvaise qui ne demande qu’à se perpétuer?
La réponse est dans l’avenir. Un avenir proche, qui sait…
La résurgence de l’antisémitisme en Allemagne est sans doute un début de réponse. Même s’il s’exprime en partie au sein d’ une population musulmane qui n’était pas impliquée dans les atrocités commises durant cette funeste période. Mais l’antisémitisme traditionnel allemand semble renaitre, à moins de considérer qu’il n’ait jamais vraiment disparu.
Alors si l’histoire venait à se répéter, nous devrions admettre la lucidité tragique de ceux que l’on considérait autrefois comme des traumatisés incurables dont les névroses rendaient impossible la compréhension d’une réalité nouvelle.

Et l’on découvrirait alors que la vrai névrose se trouve finalement dans l’aveuglement, dans le déni… et peut-être même dans le pardon…

 

Extrait:

L’ÉPINEUSE QUESTION DES RELATIONS AVEC L’ALLEMAGNE

La vraie crise entre Kovner et Yaari va porter sur les relations qu’Israël devait entretenir avec l’Allemagne. Cette question a littéralement obsédé Kovner des années 1950 jusqu’à sa mort en 1987, même s’il comprendrait vite, avec d’autres de ses anciens camarades, qu’ils se battaient pour une cause perdue. Au début des années 1950, Abba, qui ne fait jamais dans la demi-mesure, considère ainsi que l’accord relatif aux réparations signé entre les deux pays représente une sorte de « péché originel » et l’expression d’une grave « défaillance morale ».

Il ne cesse donc de protester à chaque fois qu’il en a l’occasion, entame une grève de la faim devant la Knesset (le Parlement) pour dénoncer un accord sur les ventes d’armes, présente mille fois sa démission au Mapam, insiste pour que les membres de son kibboutz refusent de toucher leur pension, à l’instar de Vitka, de Ruzka et de lui-même. Puis, de guerre lasse, Abba finira par baisser les bras, la cause étant à l’évidence désespérée. Au point que, dans les années 1960, il cesse de participer aux cérémonies à la mémoire des victimes de la Shoah et des insurgés des ghettos car, dit-il, « je ne peux ni leur hurler dessus ni leur donner ma bénédiction ». Du coup, complète Vitka, il restait à la maison en rongeant son frein.

Cette guerre perdue d’avance, Abba la mènera néanmoins pendant des décennies. Il est vrai qu’après la création de l’Etat d’Israël le climat était très hostile à l’Allemagne : il n’était pas question d’enseigner l’allemand ni d’importer des produits fabriqués en Allemagne et ceux qui partaient s’y installer n’étaient plus autorisés à rentrer dans le pays. Cependant, avec le nombre considérable d’immigrés qui affluent après la fin de la guerre d’Indépendance, la population double en deux ans. Du coup, les matières premières, les produits alimentaires de première nécessité et les réserves monétaires commencent à se révéler insuffisantes. Cette situation va contribuer à ce que les responsables israéliens et le Congrès juif mondial, alors dirigé par Nachum Goldman, réclament à l’Allemagne la restitution des biens volés aux Juifs pendant la guerre. David Ben Gourion, qui se met à parler d’une « autre Allemagne » et qui devait plus tard rencontrer le chancelier Konrad Adenauer, pèse de tout son poids dans la négociation.

Le Parlement israélien va délibérer sur les réparations au printemps 1951, ce qui donnera lieu à un débat public auquel l’ensemble des partis politiques, des intellectuels et des médias participe. Le quotidien du Mapam, Al Hamishmar, n’est pas en reste, allant jusqu’à affirmer dans ses éditions du 1er et du 6 janvier 1952 que les produits allemands importés en Israël étaient fabriqués avec les cheveux, la graisse et les ossements des Juifs exterminés dans les camps de la mort. En réalité, ses leaders adoptent une position beaucoup plus circonspecte. Aussi ce moment marque-t-il, pour Kovner, le début d’un véritable hiatus entre les principes proclamés par son parti et sa politique effective, une hypocrisie qui le met hors de lui et renforce son sentiment d’isolement au sein de sa propre famille politique. Ses fidèles camarades le suivent néanmoins (dont Ruzka, Antek Zuckerman, Zivia Lubetkin, Khaïka Grossman, Shalom Holavski et Israel Gutman) et répondent à son appel en organisant toutes sortes de manifestations pour protester contre les négociations.

La Knesset examine finalement la question des réparations en janvier 1952, face à des milliers de manifestants ulcérés. Mais, quand ces derniers tentent d’approcher du Parlement, la police riposte avec des grenades lacrymogènes et, dans les échauffourées qui s’ensuivent, une centaine de contestataires sont blessés. En outre, le gaz s’infiltre à l’intérieur et le bâtiment est aussitôt évacué — un incident sans précédent. Ce 7 janvier marque une journée terrible pour Abba, d’autant plus que les députés donnent leur feu vert pour entamer des négociations directes avec Bonn. L’accord est signé au Luxembourg le 10 septembre 1952 et sera ratifié par la Knesset et le Bundestag en mars 1953.

En ce qui concerne les réparations que l’Allemagne s’engage à verser aux survivants en 1957, le Comité exécutif du kibboutz Artzi décide d’adopter la ligne suivante : les bénéficiaires reverseraient leur pension au kibboutz et les sommes recueillies seraient affectées à divers projets visant à perpétuer l’histoire et la mémoire des Juifs d’Europe. En fin de compte, ces projets ne verront jamais le jour, d’où la colère d’Abba, qui faisait le siège des bureaux : « Nous ne savions plus quoi faire avec Abba Kovner ! », se souvient un des comptables du kibboutz Artzi.

Comme toujours, Meir Yaari, qui n’avait pas vécu la guerre en Europe, voyait les choses autrement. Jusqu’à quand allons-nous maintenir l’embargo sur l’Allemagne et la bannir du concert des nations ? Et quid de la génération des petits-enfants : vont-ils eux aussi devoir prouver qu’ils n’étaient pas nazis ? Yaari ne parlait pas d’une « autre Allemagne », mais d’« Allemands différents » et il jugeait vain de s’obstiner dans un ostracisme sans avenir. « Pour l’amour de Dieu », lui écrit alors Avraham Yaakov du kibboutz Ein Hamifratz, « pourquoi une telle hâte ? Des millions d’assassins ayant du sang sur les mains continuent de se promener en toute liberté dans les rues des villes allemandes et ailleurs de par le monde Et, toi, tu demandes pour combien de générations encore ? » Mais, aux yeux de Meir Yaari, la fraternité entre les peuples et la cause révolutionnaire ne pouvaient exclure les Allemands nés après la guerre.

ABBA KOVNER À YITZHAK RABIN : « SOUVIENS-TOI ! »

En 1965, nouveau coup dur pour Abba : Jérusalem et Bonn nouent des relations diplomatiques. Kovner renvoie sa Médaille de la souveraineté au président Zalman Shazar, accompagnée d’une lettre — qu’il rend publique —, pour lui dire combien cette politique le révulse. Son geste intervient le lendemain du jour où le nouvel ambassadeur d’Allemagne, Rolf Paulus, avait présenté ses lettres de créance au président. Plus jamais il ne porterait sa décoration, lui écrit encore Kovner, car il ne se sent justement plus « souverain » dans son pays, mais impuissant : comment l’Etat d’Israël pouvait-il honorer un ancien officier de l’armée d’Hitler ? La réconciliation diplomatique avec l’Allemagne revenait à « se réconcilier avec les abominations faites aux Juifs » et il ne pouvait l’accepter. Shazar lui répond en s’adressant au « poète et commandant Abba Kovner », signe « votre ami et président de votre pays », et lui retourne sa décoration.

Enfin, cette question porte un coup fatal aux relations entre Kovner et Meir Yaari. En 1971, voilà en effet qu’Abba tombe sur une photo de Meir Yaari posant au côté de l’ambassadeur Georg-Jesko von Puttkamer devant le siège de Mapam, après une réunion commune. Abba n’en croit pas ses C’est la fin de mon appartenance au Mapam. Dans ma naïveté, je pensais qu’un engagement avait été pris par les membres du parti de Mordehaï Anielewicz [le héros de l’insurrection du ghetto de Varsovie], une promesse dont le sens excédait les basses manœuvres politiciennes. Malheureusement, je me suis encore trompé. » Et il conclut par cette phrase: « Retirez mon nom de la liste des membres du Parti unifié des [Mapam]. » De vifs échanges s’ensuivent, Yaari qualifiant la lettre de Kovner de « gifle », Abba s’étonnait d’une telle réaction de la part d’un intellectuel, et ainsi de suite. Ils finissent par trouver un compromis : Yaari n’organiserait plus de réunions avec les Allemands et Kovner accepterait de ne plus le qualifier de « traître « Ne laissons pas l’Allemagne être à l’origine d’une rupture dans nos relations tant publiques que privées », lui dit Yaari pour conclure ce sombre épisode. La querelle se calmera au bout d’un mois ou deux.

En 1973, voilà toutefois que le Premier ministre allemand Willy Brandt s’apprête à entamer une visite officielle en Israël. Golda Meir prend la peine d’écrire à Kovner. La visite approchant, lui dit-elle le 7 juin 1973, elle pense à lui et lui promet que, quand elle rencontrerait son homologue, Kovner et ses frères d’armes seraient présents dans son cœur comme dans ses pensées. Elle ne l’inviterait pas aux réceptions officielles par respect pour ce qu’il éprouvait – et peut-être aussi pour se rendre à elle-même la tâche plus facile. À la fin de la décennie, le kibboutz Artzi met sur pied une commission pour réexaminer les relations avec l’Allemagne. Kovner suggère d’interdire aux membres du parti d’y séjourner, que ce soit à l’Ouest ou à l’Est — une proposition rejetée à la majorité. Sa voix résonne, cette fois, dans le désert. En avril 1987, quand le président Haïm Herzog fera sa fameuse visite officielle à Bonn, Kovner lui écrit qu’il savait ne pas pouvoir l’empêcher. La dernière lettre envoyée par Kovner avant sa mort sera adressée à Yitzhak Rabin, alors ministre de la Défense, qui s’apprête à visiter le camp de Dachau, ainsi que des bases militaires de la Wehrmacht. Kovner tient à lui rappeler son devoir en deux mots : « Souviens-toi ! »

Abba n’a jamais autorisé la traduction d’une seule de ses œuvres en allemand et Vitka a toujours respecté sa volonté. Elle-même n’adressait pas la parole aux Allemands, quel que soit leur âge et quoi qu’ils aient fait pendant la guerre, y compris quand des journalistes faisaient le voyage jusqu’en Israël pour la rencontrer et l’interviewer. Kovner a toujours refusé de croire en l’existence d’une « autre Allemagne » et, à ses yeux, il incombait à la génération suivante de porter le poids des crimes commis par leurs parents.

Un jour d’août 1955 à Paris, une jeune journaliste allemande qui appartenait à une Eglise dont le mot d’ordre était « Aime ton prochain comme toi même »demanda à Abba de lui accorder un entretien. Kovner lui a répondu qu’il accepterait à condition qu’elle soit d’accord pour substituer a sa devise cette autre maxime : « Nos parents étaient des assassins », et elle a fondu en larmes. Par ailleurs, Kovner n’a pas ménagé ses efforts pour contribuer à lutter contre les groupuscules néo-nazis et il profitait de ses séjours à l’étranger pour cartographier leurs organisations et identifier leurs leaders. Les renseignements recueillis étaient classés un dossier intitulés « Rapports de mission « N » » – « N » pour Nakam, la vengeance qu’il n’a jamais mise en œuvre.


Avec le temps, Kovner finira par rendre les armes : « On me dit qu’un monde nouveau est né et que les assassins sont morts », écrit-il en 1958 dans le quotidien du Mapam. On me dit qu’une nouvelle génération a vu le jour en Allemagne et c’est peut-être vrai. Mais vous, mes frères, vous qui avez eu la chance de ne pas voir un Allemand fracasser la tête d’un bébé contre un mur, qui n’avez pas vu son sang ni les lambeaux de sa cervelle dégouliner sur le sol, avez-vous le droit de me dire qu’il est temps de pardonner ? Le temps de pardonner ? »

 

Groupe de partisans à la Libération de Wilno, en juillet 1944

 

 

Le Juif qui savait. Wilno-Jerusalem: la figure légendaire d’Abba Kovner.