Le pacifisme, vecteur de l’antisémitisme à gauche dans les années 1930
Par Michel Dreyfus
L’antisémitisme de la gauche pacifiste des années 1930 s’inscrit, sur le plan chronologique, dans la troisième grande vague antisémite en France depuis la Révolution française. Depuis celle-ci, plusieurs modèles d’antisémitisme se sont en effet succédé, d’abord à droite et à l’extrême-droite, mais ce fléau n’a pas non plus toujours épargné la gauche.
Tout a commencé avec un antisémitisme économique reposant sur le vieil anti-judaïsme religieux, si répandu dans la France catholique. L’image ancienne des Juifs, profiteurs et usuriers, a pris une vigueur nouvelle avec les débuts du capitalisme et ceux qui le condamnaient ont souvent assimilé les Juifs aux « gros », aux capitalistes. Une deuxième expression, apparue vers 1880, a coïncidé avec la naissance de l’antisémitisme moderne, incarné en France par Drumont. Favorisé par la crise économique qui touchait la France ainsi que d’autres pays européens, cet antisémitisme s’est nourri du racialisme – l’exaltation de la supériorité de la race blanche – qui imprégnait alors de nombreux intellectuels, y compris à gauche. Mais l’affaire Dreyfus a constitué un tournant fondamental pour la gauche française ; ceux qui, de plus en plus minoritaires, ont manifesté ensuite en son sein un certain antisémitisme se sont pourtant défendus de le faire. Ensuite, les années consécutives à l’Affaire, puis la période d’Union sacrée durant la Grande Guerre et la décennie 1920 ont marqué une relative accalmie sur le plan de l’antisémitisme.
Puis ce fléau connaît un nouvel essor. Durant la crise économique des années 1930, la vieille image du Juif profiteur et privilégié est en recul. On continue, à gauche, à stigmatiser « Rothschild » mais dans des proportions bien moindres qu’auparavant ; le racialisme est également en perte de vitesse. À droite, les antisémites dénoncent le « complot » mené par les Juifs contre l’économie nationale ; puis, à partir de 1933, ils expriment leur xénophobie à l’encontre des réfugiés juifs d’Allemagne et d’Europe de l’Est. Sous le Front populaire, la droite et l’extrême-droite se déchaînent également contre Léon Blum à travers de nombreuses publications antisémites. De façon plus générale, l’argumentation antisémite se modifie sous la conjonction de deux facteurs : d’une part le pacifisme, un des fondements de la gauche depuis la fin du XIXe siècle, de l’autre l’influence diffuse des Protocoles des sages de Sion, le « best-seller » de l’antisémitisme. L’influence, considérable bien que mal connue, de cet ouvrage dans la France des années 1930, propage dans l’opinion l’image des Juifs complotant pour dominer le monde.
De son côté, la gauche se laisse imprégner par cette image en raison de l’opposition grandissante qui s’exacerbe alors entre antifascistes et pacifistes. Ces derniers en viennent à tenir des propos antisémites. Voulant éviter à tout prix un nouveau conflit mondial, les pacifistes prônent la négociation avec Hitler. Or, dans cette décennie, il existe un « immense besoin de paix » dans une France marquée par la Grande Guerre. Incapables de comprendre la nouveauté et la spécificité du nazisme, un nombre croissant de pacifistes en viennent à dénoncer de plus en plus ouvertement les Juifs, et d’abord Blum, comme des fauteurs de guerre irresponsables qui poussent au conflit contre Hitler parce qu’ils veulent se venger du mal que ce dernier fait à leurs coreligionnaires en Allemagne. En invoquant le pouvoir supposé des Juifs sur les affaires du monde, les pacifistes reprennent donc à leur compte, au moins de façon indirecte, l’argumentation des Protocoles. Par ailleurs, Blum, jamais attaqué jusqu’alors au sein de la SFIO en tant que Juif, en vient peu à peu à être considéré comme celui qui pousse à une guerre dont les pacifistes tendent toujours davantage à exonérer Hitler. Le temps passant, le pacifisme devient de moins en moins regardant sur un antisémitisme qui imprègne le Parti radical, la SFIO, les néos-socialistes qui l’ont quitté derrière Marcel Déat en 1933, le mouvement frontiste autour du journal La Flèche publié par Gaston Bergery, ainsi que certaines franges de l’extrême-gauche anarchiste et syndicaliste-révolutionnaire.
Toutefois, ces partis et ces organisations ne pèsent pas du même poids sur la scène politique. Le nombre d’adhérents et de sympathisants de la SFIO et de la gauche socialiste pacifiste est infiniment plus grand que celui des petits groupes anarchistes, syndicalistes minoritaires et pacifistes intégraux. Si des liens existent entre ces deux ensembles, leur influence interdit de les mettre sur le même plan.
Les « bruissements antisémites de la SFIO »
La SFIO connaît une progression de l’antisémitisme, discrète à partir de 1933, de plus en plus nette en 1937, à mesure de la progression du pacifisme dans ses rangs. La SFIO est pacifiste depuis ses origines mais le traumatisme de la Grande Guerre donne un nouvel élan à ce courant. Le souvenir du conflit amène à considérer le nazisme au prisme de l’Allemagne impériale de Guillaume II, à travers des analyses dépassées. Les pacifistes socialistes soulignent les responsabilités partagées de la France et de la Grande-Bretagne dans le déclenchement de la Grande Guerre et rejettent le Traité de Versailles qui a humilié inutilement et injustement l’Allemagne. La nécessité, selon eux, de trouver un terrain d’entente avec cette dernière va de pair avec une mise en cause de plus en plus directe des Juifs qui, parce que persécutés par le nazisme, pousseraient la France à lui faire la guerre. Dès lors, cette analyse associe à travers des glissements successifs les Juifs au « bellicisme » et Blum, qui prend peu à peu ses distances à l’égard du pacifisme, devient l’ennemi principal.
Les attaques antisémites contre Blum commencent dans les rangs socialistes lors de la scission néo-socialiste (juillet 1933) ; Marcel Déat critique son « subtil byzantinisme et [sa] passivité tout orientale », tout en soutenant la LICA jusqu’en 1936 au moins. Sa trajectoire collaborationniste durant la guerre, comme celle de bien d’autres hommes de gauche, s’explique d’abord par son pacifisme. L’antisémitisme s’exprime aussi à la gauche de la SFIO : ainsi, l’animateur de la tendance Action socialiste, Maurice Maurin, suggère-t-il en 1934 de négocier avec Hitler, sans craindre de se voir accusé d’être à la solde de la propagande allemande « par tous les Blum, les Lévy, les Grumbach ».
Début 1936, ce discours se fait plus rare mais avec la décision de Blum de prendre André Blumel et Jules Moch à deux postes clés du gouvernement, les rumeurs repartent de plus belle à la SFIO et se multiplient après Munich. Secrétaire général du parti, et pacifiste, Paul Faure s’indigne contre Blum qui « nous aurait fait tuer pour les Juifs », tout comme, fin 1938, le député Jean Le Bail . Deux autres députés socialistes se plaignent de voir « un peu trop de Juifs dans les ministères » ainsi que « de la dictature juive sur le parti » ; ils refusent de « marcher pour la guerre juive ». En pleine crise de Munich, Ludovic Zoretti écrit que « le peuple français n’a aucune envie de voir une civilisation anéantie et des millions d’êtres humains sacrifiés pour rendre la vie plus agréable aux cent mille Juifs de la région des Sudètes ». Trois mois plus tard, il reconnaît le caractère « maladroit » de son article et réaffirme son soutien à la LICA. Mais, devenu un des dirigeants du Rassemblement national populaire (RNP) durant la seconde guerre, Zoretti expliquera que la SFIO était aux mains de « la juiverie belliciste ». En mai 1939, le député Théo Bretin s’indigne de ne voir autour de Blum « que des Juifs : les Blumel, les Grumbach, les Bloch, les Moch » ; selon un autre député, Georges Barthelemy, ceux qui soutiennent Blum « sont les Juifs et les bolcheviks ».
Le poids des pacifistes au sein la SFIO permet d’évaluer celui des antisémites. En 1939, ils regroupent entre le tiers et 40 % des membres du Parti socialiste et ils sont majoritaires chez ses parlementaires ; leur influence est certainement supérieure dans les sections. Futur père du révisionnisme dans les années 1960, Paul Rassinier, alors responsable de la Fédération socialiste du Territoire de Belfort, évoque en octobre 1939 dans une lettre à Faure « un sentiment [qui est] à peu près unanime, l’antisémitisme », et rend Blum seul « responsable de ce qui nous arrive ». Il est difficile de savoir ce que pensent les simples militants mais tout porte à croire que les propos antisémites tenus par les responsables nationaux reflètent ce qui se dit sans doute plus ouvertement à la base.
Le pacifisme diffus de la gauche non communiste
Ce pacifisme teinté d’antisémitisme existe aussi dans la gauche radicale et aux marges de la SFIO. Le maire de Bordeaux, le néo-socialiste Adrien Marquet, reproche à Blum « de pousser à la guerre pour l’URSS et pour la juiverie ». Socialiste jusqu’en 1934, président du Conseil en 1935, Fernand Bouisson, estime que Georges Mandel veut la guerre « parce que, comme tous les Juifs, il poursuit Hitler de sa haine ». En 1938, le radical Yvon Delbos, ministre des Affaires étrangères du Front populaire, explique que « les Juifs chassés de partout cherchent leur salut dans une guerre mondiale ». Député du Front populaire, Gaston Bergery admet, en 1938, « comprendre une vague d’antisémitisme, même lorsqu’on en désapprouve les moyens et les résultats », car les Juifs occupent « une place hors de proportion avec leur nombre » ; il fustige l’entourage de Blum « dont la grande majorité est israélite ». Se défendant néanmoins de tout antisémitisme, il critique le bellicisme des Juifs qui, durant la crise de Munich, ont poussé « à la mort des millions de Français et d’Européens pour venger quelques juifs morts et quelques centaines de milliers de Juifs malheureux ». Dans ses Mémoires, rédigés il est vrai en 1942-1943, Joseph Caillaux, figure de proue du Parti radical, après avoir affirmé que la Révolution russe a eu les Juifs pour « principaux acteurs », estime qu’ils portent en eux « le goût de la destruction et la soif de la domination ».
Le pacifisme a-t-il bénéficié d’une aide de l’Allemagne hitlérienne pour ses publications ? De 1923 à 1933, l’Allemagne a soutenu la revue pacifiste Évolution. La question se pose ensuite à travers la personnalité complexe du député socialiste René Brunet, avocat d’affaires internationales. En rapport professionnel avec Ribbentrop depuis 1930, Brunet, qui soutient la cause des Allemands des Sudètes à la SDN, suscite des critiques croissantes à la SFIO. Munichois, il appartient au Comité France-Allemagne où il rencontre Otto Abetz, qui, sous couvert de pacifisme, propage l’idéologie nazie en France dans les milieux intellectuels. En avril 1940, Brunet aurait été accusé, à la Commission administrative permanente du Parti socialiste, de verser des fonds allemands au Pays socialiste, d’orientation pacifiste, par l’intermédiaire de Georges Bonnet. Brunet votera les pleins pouvoirs au maréchal Pétain, soutiendra Vichy et écrira dans la presse collaborationniste. Exclu de la SFIO à la Libération, il se défend en expliquant qu’il a aidé des Juifs durant la guerre. S’il y a eu soutien financier des pacifistes par l’Allemagne nazie, ce facteur n’a pu que favoriser l’idée selon laquelle les Juifs voulaient la guerre contre Hitler.
Les pacifistes l’admettent, le régime hitlérien est dictatorial mais il a été librement choisi par les Allemands : il faut donc composer avec lui. Les Juifs qui lui sont hostiles sont de dangereux irresponsables et cette accusation est répétée à satiété à la fin des années 1930. Le pacifisme favorise ainsi à gauche l’émergence de l’antisémitisme, certes moins virulent que celui émanant de l’extrême-droite. Il provoque également des crises dans la gauche non communiste. En 1939, pacifistes et antifascistes de la SFIO sont au bord de la rupture. Pionnier du Front populaire depuis 1934, le Comité de vigilance des intellectuels antifascistes (CVIA) voit en 1936 le départ des antifascistes, au bénéfice des pacifistes (Alain, Félicien Challaye). Or pour Alain, le capitalisme est incarné par la puissance juive mais le philosophe se départira de cet antisémitisme latent dans ses dernières années. Divisée à partir de 1935-1936 sur la question de l’antifascisme, la Ligue des droits de l’homme (LDH) enregistre en 1937 la démission de ses dirigeants pacifistes (Challaye). Peu après, la petite section française de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté (LIFPL) connaît une division analogue. Au sein de la gauche non communiste, le débat est donc très vif entre pacifistes et antifascistes. Il ne l’est pas moins au sein des différentes minorités d’extrême gauche.
Les anarchistes et Céline
Le journal des anarchistes, Le Libertaire, ne s’en prend jamais aux Juifs mais utilise parfois certains arguments antisémites lorsqu’il traite de la question de la paix. Il n’attaque pas Blum en tant que Juif et il n’assimile pas les Juifs au Grand Capital. De plus en février 1938, on y juge L’École des cadavres de Céline comme « un mauvais livre et une mauvaise action » ; à l’inverse, La Patrie humaine, pacifiste, a accueilli favorablement en décembre 1937 les Bagatelles pour un massacre, du même auteur. Jusqu’en 1936, Céline a pu apparaître comme un homme de gauche antimilitariste et anticolonialiste. Invité alors en URSS, il en est revenu dégoûté, ce qui n’est pas pour déplaire à l’extrême-gauche. En 1937-1938, il exprime, dans Bagatelles pour un massacre puis dans L’École des cadavres, un antisémitisme virulent qui s’explique fondamentalement par son pacifisme : « Éviter la guerre par dessus tout. La guerre pour nous…, c’est la bascule définitive au charnier juif. Le même entêtement à résister à la guerre que déploient les juifs à nous y précipiter » Ces deux livres connaissent un gros succès.
À partir de 1938, le pacifisme du Libertaire l’amène à proposer « la restitution des colonies allemandes » en compensation des pertes infligées à ce pays par le Traité de Versailles ; le journal regrette que les organisations ouvrières n’aient pas formulé cette demande beaucoup plus tôt. Tout en comprenant la haine des Juifs pour Hitler, Le Libertaire ne peut croire que la paix puisse être « compromise par les campagnes haineuses des exilés » et rejette la « nouvelle Sainte Alliance des grandes démocraties pour sauver la paix » car il pense que le peuple allemand ne veut pas la guerre. Durant la crise de Munich, le journal salue les déclarations d’un dirigeant nazi en faveur de la paix, tout en dénonçant les accords qui la suivent. Peu après, Le Libertaire juge le racisme « scientifiquement faux », mais estime que les Juifs haïssent le nazisme en raison des « persécutions » dont ils sont victimes en Allemagne. Aussi sont- ils prêts à « une guerre générale » pour débarrasser le monde du fascisme et à accepter « la mort de millions d’êtres, qui n’y sont pour rien […] pour venger celle de quelques-uns d’entre eux […]. Les Juifs […] donnent prise au racisme, parce qu’ils en sont, en somme, les promoteurs, s’étant toujours refusés à se fondre avec les autres races » ; toutefois, ils doivent être défendus. Anarchiste et pacifiste, Pierre Besnard, animateur de la CGT-SR implantée chez les ouvriers du Bâtiment, tient souvent, lui aussi, des propos antisémites dans son journal, Le Combat syndicaliste.
Les pacifistes
À partir de 1931, le pacifisme intégral est défendu par Challaye. Traumatisé par la Grande Guerre, il pronostique dans un nouveau conflit « la destruction, sinon de l’humanité toute entière, du moins de ses groupes les plus civilisés ». La guerre « étant le mal absolu, il faut un remède absolu, le pacifisme intégral, donc la paix sans aucune espèce de réserve ». L’occupation étrangère est préférable à la guerre car « la défense de la nation serait la mort de la nation ». L’arrivée des nazis au pouvoir ne modifie rien à l’analyse de Challaye qui s’affirme dès lors en faveur de « la paix désarmée, même en face de Hitler.
Or le pacifisme intégral s’accompagne très vite de propos antisémites de plus en plus ouverts jusqu’en 1939. Secrétaire de la Ligue des objecteurs de conscience, Eugène Lagot attaque le socialiste Grumbach « qui sévit dans le Patriotisme sémite anti-germanique » et qui a oublié que « Hitler est tout de même un démocrate intégral, un produit légitime du suffrage universel et socialiste national, par surcroît ». Toujours dans Le Semeur, un autre pacifiste note que « de Rothschild au dernier des mendiants se forme le front unique de la démocratie française contre l’hitlérisme ». Dans « cette coalition souhaitée du judaïsme et du marxisme, de la démocratie sociale et de la finance contre la nation allemande, le peuple allemand risque de sentir encore plus étroitement solidaire de ses oppresseurs nazis ». Fin 1933, Le Semeur, estime que « Hitler a raison puisque l’immense majorité du peuple allemand soutient la politique de paix qu’il prétend poursuivre ».
Jusqu’en 1939, les pacifistes associent de plus en plus ouvertement les Juifs à un bellicisme irresponsable. En 1934, une section de la Ligue internationale des combattants de la paix (LICP) demande l’exclusion de Bernard Lecache car il « admet publiquement la guerre contre les hitlériens pour défendre les Juifs ». Le Barrage, le journal de la LICP, critique la LICA qui nourrit le « chauvinisme », la « germanophobie » et voit partout « la main de Hitler » . En 1938, un responsable de la LICP se demande si on va se faire tuer « pour venger des Juifs, dignes de pitié, certes, et pour un résultat incertain » . Challaye comprend l’hostilité des réfugiés anti-nazis au régime hitlérien mais leur « rancune […] ne doit pas conduire à une guerre qui leur permettrait de rentrer en Allemagne, dans les fourgons de l’étranger » ; en 1935, il estime, qu’« aucun danger de guerre » ne peut venir de l’Allemagne.
Durant la crise de Munich, Challaye critique le « bellicisme des Juifs étrangers », en ajoutant que « les Juifs, très puissants, faisaient [déjà] peser leur force » en Allemagne en 1924. En septembre 1938, Challaye participe à un voyage dans le Reich à l’invitation du Front allemand du travail. Il en revient impressionné par le « dynamisme » de ce pays, tout en faisant de timides réserves sur « la situation des Juifs » . Challaye dénoncera, dans la presse collaborationniste de gauche (L’Atelier, Germinal, etc.) jusqu’en août 1944, « le rôle des Juifs influents (Mandel, Grumbach, Blum) qui constituent un ferment belliciste particulièrement actif ».
En 1937, l’ancien dreyfusard Armand Charpentier adhère au Rassemblement international contre la guerre ; deux ans plus tard, il reproche aux Juifs d’être, par leur bellicisme, responsables « de la montée de l’antisémitisme ». Constitué en mai 1938, le Centre syndical d’action contre la guerre (CSAG), est un lieu de rencontre entre intellectuels pacifistes, pacifistes intégraux, anarchistes et syndicalistes, notamment ceux qui publient la Révolution prolétarienne et Syndicats, l’organe de la tendance anti-communiste, réformiste et pacifiste de la CGT. Certains membres de ce Comité tiennent des propos antisémites dans La Flèche de Bergery, comme le fait Robert Louzon dans la Révolution prolétarienne : en 1933, elle a refusé de marcher « avec les Juifs et les nationalistes au nom de l’anti-hitlérisme ». Durant ces années, Louzon associe les Juifs au capitalisme : il voit en 1934, dans « l’Union nationale » une alliance entre les « deux clans de la finance », catholique et juive, qui dominent les partis politiques , et il s’en prend à « Jeroboam Rothschild, dit Mandel ». Mais son antisémitisme imprègne également son pacifisme. De son côté, le Réveil syndicaliste , qui déplore la progression de l’antisémitisme et de la xénophobie dans le monde du travail, notamment chez les syndicalistes de la chapellerie, des cuirs et des peaux en désaccord avec La Flèche, pour qui « le bellicisme stalinien serait influencé par les Juifs » ; il juge toutefois que, durant la crise de Munich, « des organisations nationalistes juives », notamment la LICA, se sont d’abord mobilisées « par crainte de Hitler ».
La Révolution prolétarienne ne comprend rien à la politique extérieure de Hitler. À la veille de Munich, Louzon refuse de se battre « pour maintenir de force trois millions d’Allemands dans l’État tchécoslovaque » puis se déclare favorable au « rattachement des Allemands des Sudètes à l’Allemagne, même à l’Allemagne de Hitler ». Un autre militant affirme que l’Alsace, qui n’a pu être assimilée par les Allemands, ne le sera pas davantage par les Français : les Alsaciens ne sont « pas devenus pro-hitlériens mais [sont] restés autonomistes ». Depuis 1936, les autonomistes alsaciens se situent à l’extrême droite de l’échiquier politique et se rapprochent de plus en plus du nazisme. Enfin, « deux camarades des PTT », partis à Pâques 1939 en Allemagne pour essayer de la comprendre, rendent compte de leur voyage dans la Révolution prolétarienne. La politique sociale y semble « très séduisante à première vue » ; ces deux militants notent, sans autres commentaires, que la propagande « extrêmement habile », où « la campagne antisémite » occupe une grande place, repose sur la paix. L’aveuglement de ces deux militants sur l’Allemagne hitlérienne est un signe du relâchement de la vigilance des pacifistes contre l’antisémitisme.
La confusion existe également dans d’autres petites publications d’extrême-gauche. Ainsi, à partir d’octobre 1938, des textes « complaisants » vis-à-vis de l’Allemagne sont publiés dans la revue Les Humbles. En 1939, l’anarchiste Albert Paraz y affirme que l’on peut être anti-hitlérien et antisémite : « Laissez donc aux antisémites le droit de sublimer leurs complexes dans le cadre des partis ou des conceptions démocratiques et vous aurez ôté une arme au fascisme » ; on retrouvera Paraz après la guerre aux côtés de Paul Rassinier. En 1938, l’éphémère revue Révision refuse « de châtrer une idée sous prétexte que son énonciation coïncide avec l’intérêt de Hitler ». Ces propos montrent le désarroi intellectuel dans lequel se trouve alors l’extrême-gauche, lequel s’aggrave encore avec le Pacte germano-soviétique.
Pour les pacifistes socialistes, ce Pacte confirme leur dénonciation de la duplicité communiste. Avec l’accord de Faure, Zoretti demande au Parti socialiste suisse que les socialistes des pays neutres – Suisse, Belgique, Pays-Bas – incitent leurs gouvernements à proposer une paix immédiate aux pays belligérants. Ces mêmes pacifistes se réjouissent d’avoir pu empêcher la constitution d’un cabinet Blum-Herriot car cette combinaison politique aurait organisé « l’excitation au meurtre collectif ». Pour Faure, « Blum vice-président du Conseil, installant tout Israël avec lui, c’était la guerre sans fin ». Si Zoretti fait bientôt l’objet d’une procédure d’exclusion pour sa démarche pacifiste, Faure reste secrétaire général du Parti. Mais la SFIO explose lors du vote des pleins pouvoirs au maréchal Pétain (10 juillet 1940) qui met fin à la Troisième République. Le silence de Blum, le 10 juillet, explicable par « l’impuissance » qu’il ressent alors, a pu être conforté par sa volonté de ne pas donner à ses adversaires du parti l’arme supplémentaire de l’antisémitisme.
Durant la décennie 1930, période de crise économique, l’antisémitisme connaît donc une résurgence à gauche. Le poids de la conjoncture internationale est alors très fort. À l’exception des brefs épisodes du Front populaire en Espagne et en France, favorables à la gauche – environ un an –, de nombreux pays d’Europe sont alors gagnés par les régimes autoritaires ou totalitaires, le plus important étant l’Allemagne en 1933. Les démocraties s’avèrent impuissantes devant cette progression. Dans l’Hexagone, le recul du Front populaire va de pair avec une division croissante de la gauche entre antifascistes et pacifistes. À partir de 1937, la fracture sur la question de la guerre et de la paix explique son relâchement à l’égard de l’antisémitisme. Représentant de larges secteurs de l’opinion, traumatisés par le souvenir de la Grande Guerre, incapables de comprendre les lignes de force de la politique internationale, les pacifistes privilégient l’apaisement avec Hitler et dénoncent les Juifs qui s’y opposeraient. Cette complaisance de la gauche à l’égard de l’antisémitisme se produit à l’heure où ce dernier renouvelle son argumentaire. Il délaisse sa dénonciation économique des Juifs et sous l’influence indirecte des Protocoles de Sion – dont toutefois aucun dirigeant de la gauche ne se réclame –, il privilégie désormais le rôle « occulte » et « néfaste » des Juifs sur les affaires du monde. Entrent également ici en jeu les difficultés de la gauche que masque le Front populaire : à l’exception de la période allant de la mi-1934 à mai 1937, celle-ci va de crise en crise, que ce soit à la SFIO ou dans le rapport de cette dernière avec le PC. La conjonction de l’ensemble de ces facteurs explique la progression de l’antisémitisme dans la gauche française et prépare les années 1940-1944, la période la plus noire de son histoire.
Source: CAIRN.INFO