Qui étaient les bons et les mauvais à Buchenwald ?

Jacques Lusseyran, résistant, membre du prestigieux groupe Défense de la France (qui a plus tard donné son nom au journal France-Soir), décrit dans son livre; « Et la lumière fut », les conditions de détention inhumaines dans le camp de Buchenwald : tortures, humiliations, malnutrition, assassinats arbitraires, peur, sont le lot quotidien des prisonniers.
Dans cet univers chaotique et infernal, les relations entre détenus étaient cruciales pour survivre. Solidarités, amitiés, individualismes, jalousies, conflits, se mêlaient pour le meilleur comme pour le pire.
Il est vrai que la terreur et la souffrance fait tomber les masques. Les bons et les mauvais dans la société n’ont pas toujours le même rôle quand ils sont soumis à des conditions extrêmes.

Extrait :

Au bout d’un an de Buchenwald, j’étais persuadé que la vie ne ressemblait pas du tout à ce qu’on m’avait appris d’elle. Ni la vie, ni la société

Comment expliquer par exemple que, au bloc 56, le mien, le seul homme qui eût été volontaire, pendant des mois jour et nuit, pour veiller sur les fous furieux, les calmer, les nourrir, pour prendre soin des cancéreux, des dysentériques, des typiques pour les laver, les consoler, eût été ce personnage dont tout le monde disait que, dans le civil, il était un efféminé, un pédéraste de salon, un de ces hommes en compagnie desquels on hésité à s’afficher ? C’était pourtant lui maintenant le bon ange. Allons, il faut le dire : le saint, le seul saint, au bloc des invalides.

Comment expliquer que Dietrich, ce criminel « droit commun » allemand, arrêté sept ans plus tôt pour avoir assassiné sa mère et sa femme – ils les avaient étranglées – , fût devenu courageux, généreux ? Pourquoi partageait-il son pain maintenant avec d’autres au risque d’en mourir plus vite ? Et pourquoi, dans le même temps, cet honnête bourgeois de chez nous, ce petit commerçant de la Vendée, ce père de famille, se levait-il la nuit pour aller voler le pain des autres ?

Ces choses choquantes, ce n’était pas dans les livres que je les lisais : elles étaient là devant moi. Je n’avais aucun moyen de ne pas les voir. Elles étaient pleines de questions.

Finalement, était-ce Buchenwald, ou bien était-ce le monde ordinaire – ce que nous appelons la « vie normale » – qui marchait la tête en bas ?

Un vieux paysan d’Anjou que je venais de rencontrer soutenait, lui, que c’était le monde ordinaire qui ne tenait pas debout. Il en était sûr.

 

Jacques Lusseyran
« Et la lumière fut »