Le Kibboutz: entre tradition et modernité, l’émergence d’un juif nouveau

« A l’instar de tous les pionniers des kibboutz sionistes-socialistes, ils se promettaient de construire une société sans classes afin de créer un Juif nouveau, affranchi de la peur et sachant manier les armes, dont l’archétype était l’intellectuel qui laboure son champ le matin et écrit ses livres ou prépare ses cours universitaires l’après-midi. »

 

Extrait: 

 

L’ÂME ET LE MAÎTRE À PENSER DU KIBBOUTZ EIN HAKHORESH

 

Abba Kovner considérait Ein Hakhoresh, où il s’est établi en 1946 et où il a vécu jusqu’à sa mort, comme son foyer, et ses habitants comme sa famille élargie. A son arrivée en Eretz-Israël, il avait été envoyé dans ce kibboutz côtier par les dirigeants de la Jeune Garde qui lui avaient dit qu’il y trouverait assez de place pour y loger sa petite armée de partisans – les Vengeurs étaient en route vers la Palestine. Au début, il y emménage avec Vitka dans une maison appartenant à un ancien du kibboutz, un cadeau de bienvenue, après quoi ils s’installeront dans un abri provisoire, une modeste bicoque qui cuisait au soleil et où la chaleur était insupportable, avant de disposer de leur propre maison.

 

ABBA, OU COMMENT CONCILIER JUDAÏSME ET SOCIALISME 

Abba aura rempli à peu près tous les rôles à Ein Hakhoresh : ouvrier agricole, peintre en bâtiment, artisan, secrétaire à la culture… Il servait les repas dans le réfectoire, encadrait les scouts de la Jeune Garde, donnait des cours d’arts plastiques aux enfants et tenait même lieu de « rabbin » – de « rebbe », ainsi qu’on l’appelait avec une connotation affectueuse et un peu ironique en raison de sa connaissance intime et profonde du judaïsme, même si Kovner n’était pas croyant.

Dans ce kibboutz athée et de gauche, les membres, pour la plupart arrivés de Pologne entre les deux guerres et affiliés à l’Hashomer Hatzaïr- soit- huit cent trente âmes en 1979 – ne mangeaient pas casher (contrairement aux Juifs pratiquants), élevaient même des cochons (au grand dam des rabbins orthodoxes) et vivaient en couple sans être formellement mariés, le mariage étant naturellement considéré comme une institution bourgeoise, donc à proscrire. A l’instar de tous les pionniers des kibboutz sionistes-socialistes, ils se promettaient de construire une société sans classes afin de créer un Juif nouveau, affranchi de la peur et sachant manier les armes, dont l’archétype était l’intellectuel qui laboure son champ le matin et écrit ses livres ou prépare ses cours universitaires l’après-midi.

À parler hébreu et à féconder la terre, les Juifs redeviendraient des Juifs de plein droit, loin des rites de la synagogue qu’ils regardaient comme des produits de l’exil. Il y avait bien entendu une dimension utopique dans cette idéologie strictement égalitaire où les anciennes divisions entre jeunes et vieux, hommes et femmes, n’auraient plus cours. Dans les premiers temps l’ensemble des biens étaient mis en commun, y compris les enfants, élevés dans une maison commune, et garçons et filles se douchaient ensemble.
« Vivre dans la simplicité, la beauté et la vérité, telle était la devise des kibboutzniks de la Jeune Garde.

Mais Abba, qui revenait de loin, était déterminé à faire en sorte que la culture juive survive à la destruction des Juifs d’Europe et à ce que l’idéal sioniste ne contribue pas à vider les fêtes et les cérémonies qui rythmaient la vie communautaire de tout contenu juif. Aussi voulait-il que son kibboutz devienne pour ainsi dire le laboratoire d’une microsociété d’un genre inédit qui ferait la synthèse entre l’ancien (les traditions grâce auxquelles les Juifs avaient maintenu leur identité à travers les siècles) et le nouveau, entre les valeurs ancestrales et le réalisme séculier. En cela, il rejetait l’approche des leaders de la Jeune Garde, qui venaient eux-mêmes de familles traditionnelles ou religieuses, mais estimaient qu’il fallait à tout prix faire table rase du vieux monde et de ses coutumes moyenâgeuses. A ses yeux, l’esprit égalitaire et communautaire qui régnait au kibboutz ne devait pas être perçu comme incompatible avec le judaïsme tel qu’il l’entendait.

 

RÉORGANISER LA VIE COMMUNAUTAIRE : UN RABBIN LAÏQUE

De fait, quand Abba commença à participer à la vie du kibboutz, il apparut vite que ses idées venaient combler un vide. Staline était encore considéré comme le petit père des peuples, le messianisme révolutionnaire s’était substitué au messianisme religieux, mais comment s’opposer à un ancien commandant partisan au passé aussi glorieux, qui incarnait le monde anéanti par la Shoah ? Les fondateurs du kibboutz s’étaient distanciés du judaïsme sans pouvoir prédire la tragédie qui allait décimer leur peuple.

D’où un sentiment diffus de culpabilité, comme si leur rejet de la tradition et de la religion avait pour ainsi dire préludé à la destruction physique de leurs familles restées en Europe. Du coup, Abba Kovner se tenait devant eux comme le rappel constant de cette transgression. Comment continuer à renier un héritage désormais englouti quand lui, le soldat et le survivant, leur proposait de le ressusciter à sa façon ? Sans parler de leur nostalgie pour la yiddishkeit, de leur mal du pays, et du deuil impossible de leurs proches assassinés. D’où le fait qu’ils lui accordent d’emblée une certaine latitude pour secouer un mode de vie qui ne leur satisfait pas entièrement.

Kovner commence par écrire une nouvelle version du kaddish, la prière des morts. Le silence absolu qui, jusque-là, accompagnait les enterrements kibboutz le rend malade et il en va de même pour la période de deuil ramenée à un seul jour, alors que dans la coutume juive, le deuil est censé prolonger pendant sept jours (shivah)- une semaine pendant laquelle la famille du défunt est constamment choyée et entourée. Un beau matin, au cours de funérailles particulièrement déprimantes, Abba s’est donc levé, a rompu le silence et a récité le kaddish, non sans susciter la fureur des anciens par son geste iconoclaste.

Puis Kovner se met à se préoccuper des mariages et à concevoir les cérémonies, dont il renouvelle sans cesse la scénographie. Pendant plus de trente ans, c’est lui qui va marier les jeunes couples, et les kibboutzniks seront ravis de danser à nouveau la Shereleh (ronde traditionnelle) sur une musique enlevée et joyeuse. Après la guerre des Six-Jours (1967), Abba propose au conseil du kibboutz d’organiser les mariages de l’année à une date fixe, de façon à ce que tout le monde puisse y assister et participer aux festivités afin de renforcer la cohésion communautaire. Vers la fin de la décennie, quand l’individualisme commencera à prendre le dessus, Kovner acceptera de célébrer les mariages à différentes dates, mais à condition que l’ensemble du kibboutz soit présent. Kovner aimait célébrer les mariages. En 1984, il demande cependant à être remplacé car, à chaque fois qu’il assistait à la naissance d’une nouvelle famille, il ne pouvait réprimer, dit-il, « un sentiment de revanche » sur l’œuvre des nazis. Pour le diner du Shabbat, le vendredi soir, Abba espère aussi convaincre le kibboutz d’instituer des soirées semblables à celles que les pionniers de la Jeune Garde avaient l’habitude d’organiser à Wilno, ponctuées par la lecture de textes hébraïques, mais, sur ce point, il n’aura pas gain de cause.

Abba n’a jamais oublié d’où il venait. L’exode de l’après-guerre avait été pour l’essentiel un exode de jeunes gens, sans parents, sans mères, sans pères – tous massacrés. Pendant des années, lors du repas de Pessah qui commémore la fin de l’esclavage en Égypte, on ne voyait pas de cheveux gris autour des tables du kibboutz, et il n’y avait pas non plus d’enfants pour poser, comme le veut la coutume, les quatre questions traditionnelles, à commencer par celle-ci : « Pourquoi cette nuit-là est-elle différente de toutes les autres ? » Les juifs arrivés clandestinement en Eretz-Israël n’avaient plus ni ascendants ni descendants. Il fallait pourtant honorer la mémoire de ceux qui n’avaient pu « sortir d’Égypte », c’est-à-dire s’enfuir à temps et échapper aux nazis. A l’initiative d’Abba, et jusqu’au tournant des années 1960, les habitants de Ein Hakhoresh ont ainsi pris l’habitude de se lever lors du seder de Pâque pour déclamer : « Souvenons-nous ! », Zakhor! – le commandement biblique qui fait obligation aux Juifs de se souvenir de leur histoire.

 Abba suggère enfin que pendant le jour consacré à la mémoire de la Shoah (Yom Hashoah), une sirène retentisse, signe que chacun doit cesser toute activité et se figer pour observer deux minutes de silence – un rituel aujourd’hui adopté à l’échelle du pays tout entier -, après quoi l’aîné des enfants de Ein Hakhoresh devait cueillir six fleurs dans le jardin de sa maison et les placer dans un vase. Le Jour du Grand Pardon, où les Juifs ont coutume de jeûner et de se retrouver à la synagogue, Abba réussit à imposer un dîner collectif consacré à l’échange et à l’introspection après la lecture du Kol Nidrei, la prière traditionnelle de Kippour, non sans susciter, là encore, l’hostilité des primo arrivants.

 

Le Juif qui savait. Wilno-Jerusalem: la figure légendaire d’Abba Kovner.
Dina Porat.