Les Juifs s’insurgent contre les résistants… : extrait de “Le juif qui savait” de Dina Porat

« Des scènes atroces. Les partisans (combattants juifs du ghetto de Wilno) sont assiégés, épuisés, voués aux gémonies par ceux-là mêmes dont ils entendaient défendre l’honneur et la dignité ! »

 

Un passage qui relate un épisode tragique du combat mené par la FPO ( « Fareynikte Partizaner Organizatsye » ou « Organisation unifiée des partisans « ), groupe de résistants juifs du ghetto de Vilnius  composé aussi bien de sionistes que de bundistes, de conservateurs, de socialistes et de communistes.

Yitzhak Wittenberg, leur chef très respecté, probablement trahi par certains de ses camarades communistes non-juifs, est recherché par la Gestapo, secondée par Jacob Jens le chef du Judenrat (corps administratif formé dans les ghettos juifs, sur ordre des autorités nazies).
Caché dans le ghetto par les partisans, il s’attire les foudres d’une partie de la population juive qui redoute des représailles terribles des allemands si les Juifs ne leur livrent pas.
Ces Juifs qui n’ont jamais pu trouver la force ou le courage de se battre contre les nazis vont alors s’en prendre violemment aux partisans, ce qui donnera lieu à un affrontement fratricide qui traumatisera les deux camps.

 

Dans le ghetto, les gens sortent de plus en plus nombreux dans les rues, bravant le couvre-feu, inquiets de savoir ce qui se trame. Les rumeurs les plus folles se répandent à la vitesse de l’éclair. De petits groupes échangent leurs points de vue ; d’autres se précipitent dans les planques. La vie au ghetto avait aiguisé leur sens au point qu’ils étaient devenus capables de pressentir le cours probable des événements à venir sans en connaitre le détail. Mais, à mesure que les heures s’écoulent et que le climat devient de plus en plus électrique, Wittenberg reste toujours aussi introuvable.

Le 16 juillet à l’aube, la foule fébrile et surexcitée reprend en choeur le slogan : « Un sur vingt mille ! », « Sauvez le ghetto ! » hurle l’un, « Attrapez Wittenberg ! » répond l’autre. Les clameurs montent et la FPO est littéralement harcelée. Dans les ruelles, les échauffourées se multiplient, les « costauds » vocifèrent en brandissant des pioches et les habitants se mettent à fouiller le ghetto de maison en maison, se ruant dans les escaliers et dévastant chaque recoin à la recherche de « Léon ». Le siège de la FPO est assailli : la populace lance des pierres à travers les vitres et des coups sont échangés. Plusieurs jeunes rebelles descendent pour se battre et au moins six d’entre eux sont arrêtés après avoir été frappés et traînés jusqu’à la cour du Judenrat. Certains sont même blessés par des armes prises aux policiers ou aux sbires de Dessler. La foule terrifiée devient de plus en plus hystérique et un policier est touché alors qu’il tente d’empêcher les partisans de récupérer des armes dissimulées dans une cache. Une jeune partisane raconte que « les visages exprimaient tout à la fois l’hostilité, la folie et une immense envie de vivre. « Laissez-nous vivre, sauvez le ghetto ! », semblaient dire leurs regards, animés d’une haine profonde et terrible envers les Résistants.

Shmerke Katsherginski écrit de son côté que « les Juifs nous regardaient comme si nous étions les meurtriers ». Non seulement nos camarades étaient agressés et tombaient dans les rues, mais nos propres mères nous maudissaient, ajoute-t-il dans son livre sur la destruction de Wilno, publié en yiddish, à New-York, en 1947. Au procès Eichmann, Kovner raconte que, pour gagner ne serait-ce qu’une heure de vie supplémentaire, ceux qui allaient être massacrés se déchainaient dans les ruelles étroites contre ceux qui voulaient précisément se battre afin de les protéger et de les sauver. Ces scènes « terriblement humaines » n’en étaient pas moins absolument terribles », dit-il encore à Ariel Levi Sarid en 1984.

Tout au long de ces vingt-quatre heures de violence, les Résistants comprennent pour la première fois que la population du ghetto ne leur voue aucune sympathie et ne se battrait pas à leur côté. En même temps, les gens semblaient savoir qu’ils s’illusionnaient et se mentaient à eux-mêmes- les Allemands les tueraient de toute façon. « Quelque chose leur disait que ces événements annonçaient le début de la fin. Quand à ces jeunes rebelles traqués, ils avaient vu juste en se préparant pour la « bataille finale », souligne Haïm Lazar. Certains partisans n’en demeurent pas moins convaincus que les habitants les rejoindraient le moment venu, surtout les jeunes travailleurs du ghetto, que le pessimisme n’était donc pas de mise et que la Résistance avait gagné par cet épisode, en admiration et en crédibilité.

Jacob Gens, lui continue de faire enfler la rumeur d’une rafle prochaine de façon à attiser la panique qui gagnait à vue d’oeil à mesure que l’ultimatum était décalé d’heure en heure. Plus les troubles s’aggravaient, plus la direction de la FPO était, elle, persuadée que la population ne la suivrait pas et refuserait de se soulever contre les Allemands le jour où ils décideraient de démanteler le ghetto. A la nuit tombée, les pères et mères d’un côté, leur fils et leur filles de l’autres, se hurlaient dessus et formaient deux camps opposés. Les Résistants comprennent que leurs prévisions se révèlent totalement fausses. L’espoir d’une rébellion populaire « dans laquelle nous avions mis toute notre foi et toutes nos aspirations » était pulvérisé, explique Cesia Rosenberg dans ses souvenirs. En un mot, il leur faut réviser leur stratégie.

Une réunion sérieuse n’est pas réaliste étant donné la tournure prise par les événements et le fait que Wittenberg ne cesse de se déplacer en secret d’une planque à l’autre. Entre-temps, les partisans ont récupéré leurs armes et s’efforcent en se mêlant à la foule, de haranguer les émeutiers et de leur tenir tête en leur exposant le sens de leur action. Des scènes atroces. Leurs commandants sont assiégés, épuisés, voués aux gémonies par ceux-là mêmes dont ils attendaient défendre l’honneur et la dignité ! Dans ce climat de quasi-guerre civile, le sort de tous ces êtres humains pèse lourd sur leurs jeunes épaules. Livrer leur commandant leur semble impensable, d’autant plus que ce geste n’aurait épargné personne. Combattre les nazis avant même qu’ils n’investissent le ghetto était hors de question. Tenter une percée à travers la ville ? Ce projet était plus qu’aléatoire en l’absence de renseignements sur les positions ennemies et, surtout, cela aurait impliqué qu’ils se battent d’abord contre la populace qui les attaquait et leur barrait la route. En clair, il leur aurait fallu tuer des Juifs pour pouvoir tuer des Allemands…

 

Le Juif qui savait. Wilno-Jerusalem: la figure légendaire d’Abba Kovner.