Qu’est ce que le sionisme territorialiste ?

Introduction

Le territorialisme est une branche relativement méconnue du sionisme contrairement à ses différentes composantes politiques et religieuses.
Ce courant visait à la création d’un Etat Juif en dehors de la Palestine. Notons qu’il est ultérieur aux expériences étatiques en Crimée et au Birobijan ainsi qu’à la colonisation juive en Argentine, bien qu’il en soit la continuité.
Nous verrons dans cet article l’histoire du sionisme territorialiste, ses forces et ses faiblesses. Son destin dépendra largement des relations entre les différentes puissances européennes mais aussi des antagonismes au sein même du mouvement sioniste.
Même s’il n’a pas pu se pérenniser, les idées qui le constituent trouvent toujours un écho dans l’actualité et annoncent peut-être une nouvelle donne pour les Juifs dans le monde.

Histoire du sionisme territorialiste

1) La Palestine ou ailleurs?

Suite à l’affaire Dreyfus qui lui a fait perdre toutes ses illusions, Theodor Herzl déclara : « l’émancipation juive ne pouvait suffire parce qu’elle ne parviendrait pas à arracher l’aversion vis à vis des Juifs, parfaitement enracinée dans l’esprit des nations. »
Conscient du danger mortel qui pesait sur les Juifs d’Europe, il publia « l’Etat des Juifs » en 1896. Dans cet essai, il s’interrogeait sur l’opportunité de créer un Etat juif en Palestine. Il envisageait d’autres terres, notamment l’Argentine où la colonisation juive avait été expérimentée.
Même si l’objectif ultime était l’installation des Juifs en Palestine, le projet sioniste devait répondre à l’urgence du sauvetage des Juifs d’Europe. Ainsi, toutes les options territoriales devaient être étudiées: Chypre, la Mésopotamie, l’Argentine, et l’Afrique…

2) L’option africaine

Après le terrible pogrom de Kishinev durant lequel cinquante juifs furent tués en plus d’un très grand nombre de blessés et de femmes violées, l’indignation fut sans précédent aussi bien dans les communautés juives que dans les chancelleries occidentales. La Grande Bretagne songeait à offrir aux Juifs une région en Afrique de l’Est. C’est le projet Ouganda.
Theodor Herzl discuta également avec le gouvernement portugais de l’éventualité d’une installation juive au Mozambique. Le Congo belge était aussi une option pour Herzl qui cherchait une « station-relais » ou un terrain d’entrainement politique.
Alors qu’il s’attelait à trouver un territoire pour les Juifs le plus rapidement possible, les sionistes russes étaient farouchement opposés au projet Ouganda et à toute installation juive hors-Palestine. Ils ne juraient que par Sion, terre historique du peuple juif.
Malgré l’opposition des russes, Herzl réussit à faire adopter une résolution pour envoyer une commission d’investigation en Afrique orientale. La réaction des russes fut violente: Herzl était désormais considéré comme un traitre et son lieutenant Max Nordau échappa de peu à un attentat commis par un étudiant russe au cris de  « Mort à Nordau l’Africain ! »

 

Kishinev

 

3) La victoire des russes

Le divorce entre Herzl et les sionistes russes étaient consommé. Un comité « Odessa » fut mis en place pour faire avorter le projet Ouganda.
Menahem Ussishkin, le chef des sionistes russes, projeta l’achat de terre en Palestine ce qui ne garantissait pourtant aucune autonomie politique pour le Juifs.
Les russes tentèrent de marginaliser Herzl au sein du mouvement sioniste. Celui-ci resta intransigeant avec les principes du sionisme politique et n’accepta pas le projet russe qui ne permettait pas aux Juifs d’obtenir des droits politiques.
La majorité des sionistes et même la presse anglaise commencèrent à critiquer Herzl. Israël Zangwill, son fidèle compagnon, défendit le projet ougandais en arguant qu’il s’agissait d’une transition vers un Etat Juif en Palestine.
Mais le nouveau secrétaire d’Etat aux colonies, Alfred Lyttleton, qui succédait à Joseph Chamberlain émit de sérieux doutes quand à la viabilité de ce projet.
A la mort d’Herzl le 03 juillet 1904, le projet n’a pas abouti et le mouvement sioniste semblait dans une impasse.

A l’occasion du 7ème congrès sioniste qui se tenait à Bâle du 27 Juillet au 02 août, le projet ougandais était définitivement rejeté. Le mouvement sioniste, notamment sous l’impulsion de Chaïm Weizmann (futur président d’Israël) se focalisera désormais uniquement sur la Palestine et prendra une nouvelle impulsion avec la déclaration Balfour de 1917.

 

territorialisme

Le Britannique Joseph Chamberlain, ancien secrétaire d’Etat aux Colonies, et l’Austro-Hongrois Theodor Herzl, ex-leader de l’Organisation sioniste mondiale (source: Le Parisien)

 

4 ) Une éphémère « organisation juive territorialiste, l’ITO

Fondée par Israël Zangwill, elle envisageait la création d’un foyer national juif. Celui-ci devait être à la fois un refuge pour les Juifs d’Europe et un centre du judaïsme mondial. Toutefois, Zangwill estimait que seuls les Juifs qui le souhaitaient devaient quitter leur pays pour y vivre. Il insistait sur l’importance de préserver une diaspora forte. Il était d’accord pour que ce territoire se situe en dehors de la Palestine s’il permettait le sauvetage des Juifs européens.
Mais les russes, particulièrement Ussishkin, campèrent sur leurs positions et refusèrent catégoriquement l’option territorialiste. Fatalement, leur obstination revenait à accepter le massacre des Juifs européens.

 

Menachem Ussishkin, chef de file des sionistes russes


En revanche, les territorialistes ne voyaient aucune contradiction entre leur doctrine et le sionisme, bien au contraire. Comme le disait Max Nordau : « Je tiens que l’on peut être territorialiste et sioniste en même temps, le territorialisme visait seulement le soulagement immédiat, tandis que le sionisme vise la solution définitive de la question juive qui, selon mon opinion, ne peut arriver seulement en Palestine. »
Même le Rabbin Meines, leader du mouvement sioniste religieux Mizrachi, considérait que le « sionisme n’était pas en compétition avec le territorialisme. » Selon lui, les Juifs devaient accepter n’importe quel territoire car d’un point de vue du judaïsme, «  l’esprit est plus important que le sol ».
En outre, les territorialistes avaient conscience de l’inévitable confrontation avec les arabes en cas de colonisation juive massive. Une confrontation qui provoquerait l’exil des arabes dans l’hypothèse d’une victoire. Paradoxalement, une non-confrontation mènerait à l’assimilation des Juifs à la population arabe, c’est à dire à sa disparition…
Zangwill insistait également sur la nécessité de maintenir une diaspora solide, force numérique et spirituelle du peuple Juif. C’est pourquoi il insista auprès du Secrétaire d’Etat britannique aux colonies, Alfred Lyttleton pour que ne soit pas abandonné définitivement l’option africaine. Son objectif était: « Une Afrique de l’Est juive ou une Judée britannique. » Précisons qu’il visait une autonomie territoriale, pas une indépendance politique.
Mais Lyttleton préféra adhérer à la position « palestinienne » qui était majoritaire au sein de mouvement sioniste. Les regrets de Zangwill furent d’autant plus grands que le territoire s’était considérablement développé économiquement.
D’autres pays furent alors envisagés comme le Surinam, la Guyane britannique, la Rhodésie, l’Australie Occidentale, le Queensland, le Canada et Cuba.
Comme les négociations avec l’Angleterre devenaient difficiles, Zangwill entreprit des démarches auprès du Portugal pour un projet en Angola. Hélas, le déclenchement de la guerre mondiale eut raison de cette opportunité.
10 ans après l’offre anglaise sur l’Afrique de l’Est en 1903, les Juifs n’avaient toujours pas de territoire et Zangwill commençait à douter sérieusement de l’avènement d’un foyer national juif. Les territorialistes devaient constamment faire face aux réticences internationales et à un certaine forme d’antisémitisme consistant à refuser aux Juifs d’avoir leur propre Etat.

 

Israel Zangwill

Israel Zangwill


Zangwill ne renonça pas définitivement pas au territorialisme mais se repliait désormais sur l’Amérique qu’il considérait comme la meilleure solution pour l’immigration juive. Le « maintien de l’idéal américain » et le « génie de l’Amérique » étaient propices selon lui à l’épanouissement des Juifs. Il partagea sa vision nouvelle à l’ITO, la Jewish Territorial Organisation.
Un riche financier et philanthrope américain, Jacob Schiff proposa le plan Galveston dont le but était l’installation des Juifs russes au centre des Etats-Unis. Zangwill accepta de collaborer avec Schiff à condition que ne soit pas imposé aux immigrants potentiels l’obligation de travailler le jour du Shabbat pour être en droit de candidater au programme.
Avant la première guerre mondiale, plus de dix milles Juif russes s’installèrent aux Etats-Unis dans le cadre du plan Gavelston grâce au travail de l’ITO dont ce fut finalement la principale réalisation.
Zangwill avait atteint ses objectifs en sauvant les Juifs russes sans toutefois pouvoir leur donner accès à l’autonomie politique et territoriale. Point fondamental car les Juifs couraient alors le risque de la dispersion et de l’assimilation.

L’ITO sera dissoute en 1925, un an avant le décès de Zangwill.
Faut-il considérer que l’ITO a échoué? Ce jugement serait sévère car l’ITO est venue au secours de milliers de Juifs russes qui cherchaient un refuge. Ce sont la déclaration Balfour de 1917 et plus tard les circonstances tragiques de la seconde guerre mondiale qui ont favorisé l’avènement d’un foyer national juif en Palestine. Quoi qu’on en dise, la construction de l’Etat d’Israël n’a pas coulé de source.
Zangwill écrit en 1915 que la guerre entre la Turquie et L’Angleterre a ouvert la voie à la création d’un Etat juif en Palestine. Mais il rappelait en même temps que les Juifs auraient pu revendiquer aux britanniques leur indépendance s’ils avaient pu être installés en Ouganda. Même Jabotinsky, pourtant farouchement opposé au projet ougandais, reconnu entre les deux guerres que les sionistes avaient peut-être laissé passer leur chance en refusant l’offre britannique.
Zangwill et les territorialistes ont été visionnaires en prévoyant le conflit entre les Juifs et les arabes en Palestine.
Non seulement l’Empire Ottoman était réticent à laisser venir des Juifs qui venaient de pays avec lesquels ils étaient en conflit (la Russie), mais en outre la Palestine était déjà peuplée ce qui laissait aux Juifs le choix entre la guerre ou une cohabitation avec une population musulmane hostile.
Un destin difficilement compatible avec le souhait d’Herzl : « Faites votre Etat tel que l’étranger se sente bien chez vous… »
Pour Herzl et Zangwill, le plus important était que les Juifs puissent avoir un Etat, même s’il n’était pas situé en Palestine. Zangwill redoutait particulièrement le dévoiement du sionisme et l’inévitable conflit avec les arabes. Il ne voulait pas d’un sionisme guerrier et conquérant. L’épreuve de force avec les arabes ne pouvait être une réponse définitive et pérenne à l’antisémitisme. Il était également persuadé que tôt ou tard, les Juifs seraient contraints d’acquérir d’autres territoires pour leur sécurité.
Après la dissolution de l’ITO, d’autres groupes territorialistes se constituent en Allemagne, Angleterre, France, Autriche, Pologne et en Amérique. La Freeland League est la plus importante. Elle a été créée en 1935, par un juif américain d’origine russe, le Dr Isacc Bachman Sternberg. Il s’agit de reprendre le projet de l’ITO et de réfléchir à de nouveaux territoires susceptibles d’accueillir les juifs. Les territorialistes n’envisagent pas le sionisme comme la solution ultime à l’antisémitisme. Ils craignent que la problématique territoriale s’impose de nouveau, particulèrement après la création de l’Etat d’Israël.
A court terme, la ligue s’est attelée à faire face au danger constitué par le nazisme.
Durant l’année 1938-1939, la Freedom League qui négociait avec Chamberlain a mis en place le projet Kimberley. Il consistait à faire venir en Australie les Juifs européens persécutés. Le plan prévoyait l’arrivée de 75 000 juifs fuyant l’Europe entre 1939 et 1943.
Hélas, malgré un écho médiatique et intellectuel favorable, le gouvernement australien préféra rester fidèle à sa politique traditionnelle en matière d’immigration. Le 15 juillet 1944, le Premier ministre d’Australie John Curtin informa Steinberg qu’aucune terre ne pouvait être allouée à une communauté particulière.

Le revirement de l’Australie marqua la fin de l’entreprise territorialiste.
Mais cet épisode eut le mérite de montrer l’évolution de ce courant : la recherche forcenée d’une autonomie politique pour les juifs vers une politique d’immigration massive dans des pays pouvant les accueillir favorablement sans toutefois leur octroyer l’indépendance.

Cela suscite une réflexion qui pourrait s’avérer décisive à l’avenir.
L’identité juive est-elle fatalement liée à un territoire ?

Conclusion

Le sionisme territorialiste s’inscrit dans la continuité des projets avortés visant à l’installation des Juifs d’Europe, en Crimée, au Birobidjan, puis en Argentine.
Ces échecs sont moins liés à leur cohérence idéologique qu’à la méfiance internationale vis à vis d’une autonomie politique accordée aux Juifs.
Les conflits internes au sein du mouvement sioniste sont également responsables de la fin du courant territorialiste. L’intransigeance des sionistes russes et leur vision « palestino-centrée » a nettement empêché l’avènement d’une autonomie juive dans plusieurs pays, notamment en Ouganda.
Mais les différentes expériences de colonisation juive en Crimée, au Birobidjan, en Argentine et en Australie ont montré que les Juifs pouvaient vivre dans des contrées bien différentes grâce à leur grande capacité d’adaptation.

L’histoire du sionisme territorialiste doit aussi nous interroger sur le place et le rôle d’Israël dans l’existence juive.
Puisque toutes les entreprises de territorialisation des Juifs n’ont jamais pu s’inscrire dans la durée, Israël sera-t-il éternellement le pays du peuple juif?
L’identité juive peut-elle s’affranchir de la notion  de territoire?
D’autres modèles qui ne soient ni la Diaspora, ni l’ancrage dans un pays déterminé sont-ils envisageables?
Et que penser de la sécurité des Juifs dans le monde?
Il est évident qu’Israël n’est pas en mesure de défendre les Juifs de tous les pays.

Peut-on concevoir une protection des juifs universelle qui s’exercerait au delà des frontières?

Hannah Arendt parlait en son temps d’une armée juive internationale.
Verra-t-elle le jour si la situation des Juifs se détériore à l’échelle planétaire?

 

 

Source:
Territoires de l’exil juif: Crimée, Birobidjan, Argentine
Livre de David Muhlmann