Un antisémitisme sans juif

L’antisémitisme, c’est la haine du juif. Il sert aussi parfois de prétexte pour jeter l’opprobre sur d’autres ennemis: communistes, capitalistes, occidentaux…
Même dans les pays sans juifs, ceux-ci demeurent souvent le symbole du mal.

Analyse de la CICAD, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation

En Pologne, les souffrances subies par les victimes du nazisme – 3 millions de Juifs et 3 millions de non-Juifs – ont été mises sur le même plan. Concernant le Japon, les rares Juifs installés ne sont arrivés qu’après 1854. Pendant longtemps, ils n’ont pas été distingués des autres Occidentaux. Explications du cas de la Pologne et du Japon…

Le cas de la Pologne

En Occident, la découverte d’Auschwitz a eu pour effet d’évacuer les manifestations d’antisémitisme de la place publique pendant un certain temps. Pas en Pologne où les souffrances subies par les victimes du nazisme – 3 millions de Juifs et 3 millions de non-Juifs – ont été mises sur le même plan. La spécificité de la Shoah n’est pas perçue en Pologne, où l’on cherche même à déjudaïser les victimes du génocide. A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la population juive polonaise était presque totalement décimée, massacrée systématiquement dans les camps d’extermination.

En juillet 1946, un pogrom a pourtant lieu à Kielce, au cours duquel 42 Juifs sont tués et plus de 70 blessés. Le prétexte est, une fois encore, la responsabilité du meurtre* rituel d’un chrétien. Des 250’000 Juifs qui habitent en Pologne à l’époque, plus de la moitié émigre avant 1950. Il leur est apparu que l’antisémitisme polonais était plus violent qu’avant la guerre. Ceux qui sont restés ont voulu servir le régime communiste, au risque d’être une cible facile des colères populaires.

A la fin des années 50, on assiste à une montée du nationalisme polonais fortement teinté d’antisémitisme : les Juifs sont écartés des positions élevées au Parti, dans l’administration, dans l’armée et placés sous surveillance, parce qu’ils sont considérés comme anti-nationaux.

A partir de 1967, après la victoire d’Israël sur les armées arabes et sous couvert d’antisionisme*, une campagne violemment antisémite force les deux tiers de la population juive à émigrer. On les accuse d’être des agents de l’impérialisme occidental, de fomenter un complot anti-soviétique. Les purges se poursuivent à l’université, dans les médias et les agences gouvernementales. A l’intérieur du Parti, on dénonce les Juifs staliniens.

Même après l’effondrement du communisme, les discours antisémites ont continué d’être propagés : l’ancien président Lech Walesa a souvent fait appel aux fantasmes antisémites de ses électeurs en accusant ses adversaires d’être des crypto-juifs au service de Moscou. Tout candidat doit prouver sa généalogie non-juive, c’est-à-dire purement polonaise et catholique. Les Juifs visés ne sont pas les Juifs traditionnels, mais ceux qu’on dit infiltrés, convertis, dissimulés sous le masque du Polonais.

L’antisémitisme est souvent considéré comme une opinion légitime qui ne donne jamais lieu à une condamnation politique ferme, malgré les profanations de cimetières, les graffitis, la diffusion de classiques de l’antisémitisme (comme les Protocoles des Sages de Sion*).

Aujourd’hui, les clichés les plus éculés circulent encore à propos des Juifs, notamment parmi les paysans nourris de légendes médiévales : meurtre rituel*, déicide*, complot*. Ces accusations sont également véhiculées par les partis nationalistes et par une partie de l’église catholique incarnée par le primat de Pologne Jozef Glemp. C’est à son initiative que des sœurs carmélites s’installent à côté d’Auschwitz de 1979 à 1992, et avec son accord qu’en 1998, 250 croix sont plantées aux abords du camp, souvent par des catholiques intégristes venus d’Europe et des Etats-Unis. Pour les Juifs, Auschwitz (où la grande majorité des victimes étaient juives) est le symbole de la Shoah et de son caractère unique, un lieu voué au silence et au deuil. Les croix violent le symbole et sont perçues par les Juifs comme un acte d’appropriation des morts juifs.

Paul LENDVAI : L’Antisémitisme sans Juifs, Paris, Fayard, 1971.
Michel WIEVIORKA : Les Juifs, la Pologne et Solidarnosc, Paris, Denoël, 1984.


 

Le cas du Japon

Les rares Juifs installés au Japon ne sont arrivés qu’après 1854. Pendant longtemps, ils n’ont pas été distingués des autres Occidentaux. Les premières images négatives des Juifs sont apparues avec la traduction en japonais du Marchand de Venise de Shakespeare et du Nouveau Testament. Ce n’est qu’à la fin de la Première guerre mondiale que la propagande antisémite a été diffusée au Japon, importée par les troupes russes blanches alliées aux Japonais contre les Bolcheviques : le mythe selon lequel la Révolution russe est un complot* juif et la diffusion de la version japonaise des Protocoles des Sages de Sion* (1919) ont constitué les premières manifestations d’antisémitisme.

A la fin des années 20, le Japon, touché par la crise économique, se rapproche de l’Allemagne : la traduction de Mein Kampf de Hitler et d’autres livres antisémites est assurée au Japon. Quand éclate la guerre du Pacifique (1941-1945), les sentiments anti-juifs et anti-chrétiens se manifestent violemment : les journaux publient des articles sur le péril juif, les intellectuels invoquent la manipulation juive, le gouvernement éveille la fibre nationaliste de ses citoyens. Les quelques Juifs résidant au Japon ont toutefois eu la vie sauve pendant la guerre.

C’est au début des années 70 que l’antisémitisme intellectuel redevient à la mode, avec la publication d’un best-seller intitulé Les Japonais et les Juifs (plus d’un million d’exemplaires vendus). Ce livre, qui invite à redéfinir l’identité japonaise, a ensuite fait des émules : plusieurs livres se sont saisis du thème du complot juif et de la cupidité des Juifs.

A la fin des années 80, un pasteur chrétien a publié deux livres violemment antisémites qui se sont vendus à plus d’un million d’exemplaires. Une centaine de livres similaires ont été publiés par la suite. A chaque fois, les mêmes accusations : les tentatives des Juifs pour contrôler le monde, leur responsabilité dans les maux du siècle (guerre russo-japonaise, bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki, difficultés économiques, sida…).

Le négationnisme* a également trouvé plusieurs militants au Japon. Ainsi, pour l’anniversaire de la libération d’Auschwitz, en janvier 1995, le magazine de mode Marco Polo publie un article niant la Shoah. Le scandale qui a suivi a donné lieu au licenciement du rédacteur en chef puis à la fermeture du journal. Des journaux des plus sérieux ont accepté de passer des publicités pour des livres antisémites. Chaque succès de librairie participe évidemment à la propagation des stéréotypes antisémites, même dans une société où les Juifs sont absents.

La secte Aum Shinrikyo, responsable d’un attentat au gaz dans le métro de Tokyo, a également diffusé un tract affirmant que les Juifs tiraient profit de la défaite japonaise pendant la guerre pour contrôler le monde.

L’antisémitisme dans un pays où les Juifs sont quasiment inexistants reste intellectuel. Il se fond dans un sentiment général anti-occidental et hostile aux étrangers. Il se nourrit d’arguments antisionistes* et sert à expliquer les problèmes économiques et sociaux au Japon. L’image négative du Juif sert aussi de modèle à ne pas suivre pour la société japonaise en quête d’identité. Finalement, la thématique antisémite véhiculée au Japon se nourrit d’occultisme et de thèses surnaturelles dont les Japonais sont très friands.

L’antisémitisme semble donc servir de soupape, de faux-fuyant pour défier l’Occident tout entier et en particulier les Etats-Unis.

 

D. GOODMAN, M. MIYAZAWA : Jews in the Japanese Mind, New York, Free Press, 1995.
Mémoires de Gluckel Hameln, trad. et prés. de Léon Poliakov, Paris, Minuit, 1971.

Source: CICAD