« LE SANG D’ISRAËL SE VENGERA », LA NAKAM: le projet fou d’un groupe de combattants juifs après la Shoah
Le désir de se venger des nazis a souvent été exprimé par leurs victimes en temps réel, pendant leur supplice, que ce soit en lettres de sang sur les murs des baraquements, dans de courts poèmes griffonnés à la hâte ou juste avant leur mise à mort. Dans les camps et ghettos, les Juifs s’accrochaient souvent à cette seule perspective pour y puiser la force de tenir jusqu’au lendemain. On se souvient ainsi du cri désespéré et poignant de cette femme qui aurait pu être la mère d’Abba et qui, au moment de la liquidation du ghetto de Wilno, à la fin de septembre 1943, alors qu’elle se tenait déjà nue au bord de la fosse remplie de cadavres, avait eu le courage de hurler à la face des bourreaux : « Ne tirez pas, car la vengeance s’abattra sur vous ! »
…CAR LA VENGEANCE S’ABATTRA SUR VOUS ?
Ils ont tiré et la Vengeance ne s’est jamais abattue sur les bouchers de Ponary ni d’ailleurs. Un nombre considérable de meurtriers de masse des unités de tuerie mobiles est passé à travers les mailles de l’épuration. Après la guerre, les mêmes massacreurs qui, quelques années ou quelques mois auparavant, tuaient des enfants en leur fracassant le crâne ou en les poussant dans les chambres à gaz, reprendraient leur vie routinière en Allemagne, comme si de rien n’était, réintégrant leurs anciennes fonctions, officiant derechef comme policiers régulant la circulation, comme professeurs d’université ou comme médecins.
Songeons par exemple à Franz Murer qui, on s’en souvient, exerçait ses talents à Ponary. « Plusieurs rescapés rapportent qu’il avait coutume de se placerdevant une fosse gigantesque où il tuait un à un hommes, femmes, enfants d‘une balle dans la nuque ; ou alors, comble de l’efficacité, il pouvait d’un seul projectile exécuter deux personnes dos à dos, la bouche ouverte! »
Traduit devant la justice soviétique, Franz Murer ne sera condamné qu’à sept ans de prison. Après avoir purgé sa peine, il s’enfuit à l’Ouest, où Simon Wiesenthal réussit à retrouver sa trace. Il repassera en jugement en Autriche devant le tribunal de Gratz, mais les jurés estimeront qu’il avait déjà été jugé et avait purgé sa peine. Le sinistre tortionnaire fut donc acquitté le 25 juin 1963.
Pendant l’immédiat après-guerre, on comprend que le coeur de nombreux rescapés ait pu naturellement crier vengeance pour leurs familles, leurs proches et leur peuple assassinés. Le fait surprenant vient au contraire de ce que la plupart des rescapés en sont si vite revenus ce qui frappe, en effet, c’est l’extrême rareté des cas de vengeance personnelle. Quant à ceux qui ont entrepris de faire justice eux-mêmes, la plupart ont découvert que cette idée les révoltait davantage qu’elle ne leur apportait la paix. Et cela vaut aussi pour Yechiel Katzetnick, le survivant d’Auschwitz qui, à la Pâque juive de 1945 à Bucarest, avait appelé à ce que les villes allemandes soient rasées par les blindés. Dans un livre justement intitulé « Revanche », il devait décrire, des années plus tard, un rescapé s’apprêtant à se venger mais qui, au beau milieu de son acte, se sent subitement aliéné et orphelin. Quant à Hanoch Bartov, soldat endurci servant dans la Brigade juive, il se dirait déchiré entre son incapacité à rendre les coups et la maxime « œil pour œil » qui avait présidé à son éducation. Un de ses officiers, Shaike Weinberg, raconte même qu’il avait vomi en voyant un nazi se faire étrangler par un survivant.
L’immense majorité des rescapés ont conçu et mis en œuvre leur revanche tout autrement : en recommençant à vivre dans la tradition humaniste chère à la culture juive, en refondant des familles, en faisant des enfants, en créant des kibboutzim et des yeshivas (maisons d’études), en maniant la charrue et le tracteur pour faire fleurir le désert, en se battant si nécessair comme ils n’avaient pu le faire sous le nazisme, en gagnant le droit de vivre sur une terre à eux, en témoignant, en préservant la mémoire de la Shoah ou en devenant historiens. En Palestine, où les appels à la vengeance ne manquaient pas non plus, aucune institution du foyer juif n’a jamais considéré cette perspective comme une option morale acceptable, ni autorisé quiconque à faire justice de son propre chef.
LES VENGEURS : « LA DESTRUCTION ÉTAIT EN NOUS »
Abba Kovner, doté de cette élémentaire folie qui lui avait justement permis de comprendre avant les autres et de se battre avec un courage inouï, tout comme la poignée d’anciens partisans et de têtes brûlées qui le suivent, perçoivent, à ce stade, les choses sous un autre angle. Tous profondément traumatisés par ce qu’ils viennent de traverser comment en seraient-ils sortis indemnes ? —, chacun d’entre eux aurait pu dire, à l’instar de Ruzka : « J’ai perdu mon passé et je n’ai pas encore de présent. » Une chose est sûre : dans leur tête, la guerre continue de faire rage.
Qui plus est, au ghetto de Wilno comme plus tard dans les maquis, ils ignoraient tout des camps d’extermination. Juste après la Libération, ils se sont rendus à Ponary, horrifiés par l’ampleur du massacre : soixante-dix mille Juifs venaient d’y être assassinés un à un de la façon la plus barbare et voilà que, déjà, l’oubli recouvrait les vaincus. Car ces fosses étaient aussi de véritables usines de la mort à grande échelle. Une fois à Lublin, les camarades d’Abba visitent également le camp de Maïdanek, situé à proximité, d’où ils ressortent en état de choc, à l’instar de tous les correspondants de presse. Plus effondrés encore qu’à leur retour de Ponary, ces jeunes gens découvrent, horrifiés, le côté industriel et froidement planifié d’un crime qui venait de transformer en cendres des millions d’êtres humains.
Ils entendent en outre parler de Treblinka et de Chelmno par Antek Zuckerman et Zivia Lubetkin, en même temps qu’ils découvrent l’existence d’Auschwitz par les cinq survivants recueillis à Bucarest et que des récits d’autres camps nazis leur parviennent par les réfugiés qu’ils convoient jusqu’en Italie. Kovner est terriblement agité, en proie à une grande tension psychique. L’idée de se venger l’obsède littéralement, et ses compagnons — dont les familles, qu’ils n’avaient pu sauver, avaient été affamées, dégradées, humiliées et massacrées — ne parviennent pas non plus à penser à autre chose. Au point que la vengeance — Nakam en hébreu — va peu à peu devenir leur idée fixe. Et leur seule et unique raison de persévérer dans la vie.
Le groupe des « Vengeurs », formé à Lublin et à Bucarest, compte en 1945 une cinquantaine de membres, garçons et filles. Parmi eux, il y a bien sûr des partizaners d’Abba et d’autres s’étant battus ailleurs dans les forêts de l’Est mais aussi d’anciens déportés, des militants de la Jeune Garde rentrés d’Asie Centrale et frustrés de n’avoir pu participer à la lutte, des croyants, des athées, des Juifs de Rovno, de Tchestokowa, de Wilno, de Cracovie, tous choisis par Abba pour leur détermination, leur esprit de sacrifice et leur loyauté sans faille. Un bataillon disparate et dépenaillé dont les membres ont une chose en commun : ils n’ont, encore une fois, plus la moindre raison de vivre et ils veulent tuer, convaincus qu’après ce qu’ils venaient de voir et de vivre, les Allemands, qui avaient massivement suivi leur führer, ne seraient pas sanctionnés comme ils le méritaient.
Aussi détestable qu’ait été la guerre, ces postadolescents ne parviennent pas à tirer un trait ni à se résoudre à une existence hors la guerre. « La destruction n’était pas seulement autour de nous », expliquerait Abba par la suite, « elle était en nous » : ils n’imaginent pas pouvoir revivre, avoir droit à une famille, se lever le matin pour aller travailler comme si les comptes étaient d’ores et déjà soldés avec les nazis. Quelques décennies plus tard dans son appartement de New York où il était devenu un architecte réputé ,Gabi Sedlis, le faussaire du groupe, raconterait au journaliste à Rich Cohen qu’il n’avait pas souhaité se joindre aux Vengeurs, mais qu’Abba lui avait répondu : « Tu as survécu pour une seule raison : tu as eu de la chance. Alors maintenant, ta vie ne t’appartient plus. C’est à nous qu’elle appartient. » Il ajoute : « C’était moi qui faisais les faux papiers. je voulais refuser, mais personne ne disait non à Abba. »
En Italie déjà, au printemps 1945, Kovner avait commencé à formuler les principes sur lesquels devait se fonder la vengeance en question — entre eux, ils disaient « le plan » ainsi que sa finalité.
1 : Le risque qu’une nouvelle calamité s’abatte sur le peuple juif n’est pas écarté par la défaite du nazisme.
2. De nombreux pays d’Europe ont participé à l’extermination de six millions de Juifs et la plupart sont prêts à continuer, chacun à sa façon.
3. [ici, l’écriture manuscrite de Kovner est indéchiffrable].
4. L’idée que l’on peut verser le sang juif impunément doit être éradiquée une bonne fois pour toutes de la conscience des hommes.
5. Notre amère déception à l’endroit du monde libre […] où le souci d’apaiser les meurtriers est devenu la norme.
Or, cela revient à paver la voie à un nouveau programme d’extermination des Juifs pour peu qu’à l’avenir les circonstances se montrent favorables.
6. [Kovner biffe ce point].
7. Nous avons pris sur nous de ne pas laisser l’oubli recouvrir les victimes, d’où notre décision : rendre les coups. Plus qu’une vengeance, il s’agit de rendre justice au peuple juif assassiné. On utilisera donc l’acronyme DIN [pour Dam Israël Noter : le sang d’Israël se vengera.
En hébreu, din signifie aussi jugement] afin que la postérité sache que, dans ce monde sans pitié, qui s’est montré incapable de compassion, il y a malgré tout des juges (dayan) capables de rendre un verdict…
Le Juif qui savait. Wilno-Jerusalem: la figure légendaire d’Abba Kovner.