Chute 2017

« Tu as tellement déconné que tu es en train de guérir tout seul. »

L’hiver dernier, en bas de chez moi, je bute sur un obstacle et m’étale à plat ventre sur la chaussée. Des passants, témoins de ma chute, me viennent en aide alors que j’essaie en vain de me relever seul. Une fois debout, je ressens une forte douleur à la hanche, mais je repousse fermement leur offre de faire intervenir les secours. Je me persuade que, puisque je peux me déplacer, même difficilement, c’est qu’il n’y a rien de grave.
Je repars donc seul en boitant, convaincu de la présence d’un hématome à la hanche qui explique ma douleur et mettra quelque temps à se résorber.

Au bout de deux semaines de marche pénible, aidé par une canne — accessoire qui m’est totalement étranger et m’expose à des regards compatissants que je ne supporte pas —, je me résous à passer une radio qui ne montre pas de fracture évidente, mais nécessite un contrôle par IRM que je néglige. Je continue donc les séances quotidiennes de step et de vélo d’appartement que je pratique depuis toujours.

Je supporte un mois de plus la compagnie de cette douleur lancinante avant de faire l’IRM, qui met en évidence une fracture engrenée du col du fémur. Cela m’inquiète beaucoup et me pousse à consulter d’urgence un collègue chirurgien. Celui-ci, après un contrôle par scanner, me confirme : « Tu as tellement déconné que tu es en train de guérir tout seul. »

Ébahi par ce constat improbable, je réalise que j’ai ainsi marché près de deux mois sur ma fracture — fracture qui aurait nécessité une intervention chirurgicale rapide. Du moins, c’est ce que j’aurais proposé à mes patients dans la même situation.

Mobiliser la hanche malgré la douleur aura progressivement permis aux deux extrémités de la fracture d’être mises en contact, au point de s’engrener et de permettre ainsi à l’os de favoriser la consolidation.

Comment comprendre autrement mon entêtement aveugle à souffrir en méprisant la douleur, si ce n’est par l’effet d’un automatisme qui me rattrapait par-delà les soixante-dix années qui me séparaient de la marche de la mort ? Une épreuve extrême où il m’avait fallu tenir coûte que coûte. La mémoire du corps avait ainsi réactualisé mon expérience de survie.

Aller au-delà de mes possibilités, mépriser la souffrance : telles sont les traces que m’ont laissées les épreuves extrêmes auxquelles nous avions été soumis dans les camps.

Elie BUZYN : « J’avais 15 ans à Auschwitz »